À madame la marquise De Lambert.
Lambert, mon cœur à chaque instant me dit
Que ma muse te doit un tribut qui te plaise.
Il en parle bien à son aise :
Le plaisir est pour lui, la peine est pour l’esprit.
Tant bien que mal je puis décrire
Ton bon goût, ta raison, tes vertus, tes talens :
Mais parmi de certaines gens,
Semblables vérités sont fâcheuses à dire.
Les sages sont des dieux qui refusent l’encens.
Ne te loüons donc point, quoique le cœur m’en dise.
J’aime mieux te féliciter,
Prendre part à la joie exquise
Qu’avec de vrais amis tu sçais si bien goûter.
Sçavoir, politesse, génie,
Guidés par l’amitié, se rassemblent chez toi.
Ils ont trouvé leur Uranie :
Ils l’aiment : en ce point je parle aussi de moi.
Qu’on demande à chacun de ces amis d’élite,
Quel lien te l’attache et quel est son attrait :
À ton tableau chacun mettra son trait :
Somme totale, on aura tout mérite,
Et par conséquent ton portrait.
Le mot m’est échappé. Tu rougis, mais pardonne ;
Mon intention étoit bonne ;
De ne te point loüer j’avois pris mon parti :
Mais quand le cœur veut quelque chose,
C’est en vain que l’esprit s’oppose ;
Il a toûjours le démenti.
Lis ma fable ; le fait est de ta compétence :
J’y peins la disgrâce d’un chien
Qui fera voir à tous, ce que tu sçais si bien,
Qu’amitié veut de la prudence.
Maître Brifaut, chien fort doux, fort civil,
En son chemin rencontra de fortune
Aboyard, chien hargneux, un autre la rancune.
Il l’acoste humblement. Pardonnez, lui dit-il ;
Peut-être je vous trouble en votre rêverie ;
Mais si vous vouliez compagnie,
Je suis à vous, je m’offre de bon cœur ;
Et je tiendrai la grâce à grand honneur.
Aboyard n’étoit pas dans son accès farouche :
Les brutaux ont leurs instans.
Nos chiens font amitié : dans la patte on se touche ;
On s’embrasse ; on se traite en amis de tout temps.
Nos frères suivent leur voyage.
Confidences trottoient de la part de Brifaut,
Racontant ses emplois, ses amours, son ménage ;
(amitié fraîche a ce défaut
Qu’elle jase plus qu’il ne faut.)
Le tout, pour amuser le grave personnage,
Qui parloit peu, qui sembloit s’ennuyer,
Plus on prétendoit l’égayer.
Ils arrivent bien-tôt au plus prochain village.
Là notre la rancune aboye à tous les chiens ;
Attaque l’un, puis l’autre, et se fait mille affaires ;
Tant qu’enfin le tocsin sonne sur nos deux frères,
Qui sont, l’un portant l’autre, ajustés en vauriens.
Pauvre Brifaut en fut pour ses oreilles,
Ni plus ni moins que seigneur aboyard.
L’un attira les coups, et l’autre en eut sa part.
Je l’en plains ; mais choses pareilles
Menacent qui choisit ses amis au hazard.
- Antoine Houdar (ou Houdart) de la Motte- 1672 – 1731, Les deux Chiens.