Deux livres reposaient sur la même tablette:
Un ancien, un nouveau.
L’un étalait aux yeux une riche toilette
Faite de maroquin et non de simple veau,
Etait doré sur tranche
Et portait marge blanche
Large comme deux doigts;
L’autre n’avait, je crois,
Que demi-reliure,
Et plus d’une éraillure,
En guise de rayons, marquetait le couvert.
Il avait fort souffert
Ou de l’indifférence ou bien de la malice.
Quand je dis «reposaient» je ne rends pas justice
Au plus brillant des deux, en vérité;
Car il était souvent, par quelque main mignonne,
Ouvert et feuilleté.
Le plus vieux reposait. Presque jamais personne
Ne venait le trouver pour causer avec lui;
On redoutait l’ennui.
Mais les rares lecteurs qui parcouraient ses pages
Comprenaient sur le champ son efficacité:
Ils devenaient prudents et sages
Et trouvaient le secret de la félicité.
Ceux qui feuilletaient l’autre acquéraient, au contraire,
Un esprit téméraire
Et confondaient souvent, dans leur fierté,
L’abus avec la liberté.
Sous son masque charmant, voyez-vous, le beau livre
Cachait certain poison
Qui doucement enivre
Et trouble la raison;
Mais, d’une expérience sûre,
Le vieux bouquin
Pouvait guérir toute blessure
Faite par son voisin.
“Les deux Livres”