Avec un Elzévir qui traversant les âges
Avait du temps rongeur ressenti les outrages,
Vivait en très mauvais accord
Un livre neuf tout couvert d’or.
” Que cet affreux bouquin, amas de pourriture
” Exhale un parfum exécré !
” Disait d’un ton hautain le beau livre doré.
” Tu n’es bon qu’à servir aux vers de nourriture?
” Va-t-en, tu m’empestes ces lieux !…”
—” Modérez, s’il vous plaît, cette grande colère,
” Pourquoi ce langage orgueilleux?
” Qu’ai-je donc fait pour vous déplaire ?…
” Plus d’un siècle a pesé sur mon front, et vos yeux
” S’ouvrent à peine à la lumière?…
” Prenez garde !… peut-être un jour vous verra-t-on
” Souillé, dépareillé, perdu sur l’étalage
” D’un brocanteur du voisinage,
” Qui, sans avoir égard à votre ambition,
” Vous fera bien souvent pleurer plus d’une page !…
” Croyez-moi, rabattez votre présomption…”
—« Silence, malheureux !….”—”Souffrez que je raconte…”
—” Te tairas-tu, coquin f Vraiment tu me fais honte :
” Tu n’es qu’un vil impertinent.
” Va débiter ailleurs ce discours impudent,
” Tu m’infectes, te dis-je, encore un coup, va-t-en !…”
Les gros mots volaient dru, lorsque chez ce libraire
Entre un littérateur au goût pur et sévère.
Le savant tour à tour inspecte les rayons.
Son œil inquisiteur sur le bouquin s’arrête,
Il l’ouvre, le parcourt, l’admire et puis l’achète.
Il voit l’autre et le prend.—” le beau livre ! voyons
” Dit-il, quel est l’auteur illustre
A qui le relieur a prodigué ce lustre.
—D’un poète incompris c’était l’affreux début.—
Mais à peine a-t-il entrevu
Le titre et la première page,
Qu’il le rejette au loin en disant: ” C’est dommage ”
De voir doré de même un aussi pauvre ouvrage,
” Certes voilà de l’or perdu !…”
Un sot tout brillant de parures
Avec tous ses laquais, ses chevaux, ses voitures,
N’en est pas moins un sot esprit.
Rien n’est trompeur comme l’habit.
Si par son or peut briller l’imbécille
Ce ne sera jamais qu’un parvenu,
Que salûront les sifflets de la ville
Quand par Plutus il sera méconnu.
Le vrai talent, fut-il même en guenille,
Finit toujours par être bienvenu.
“Les deux Livres par Paul Steven “
- Paul Stevens, 1830 – 1881