Pañchatantra ou fables de Bidpai
5e. Livre – VI. — Les deux Poissons et la Grenouille
Dans un étang habitaient deux poissons nommés Sataboud-dhil et Sahasrabouddhi. Une grenouille nommée Ékabouddhi devint leur amie. Ils jouissaient ainsi tous trois un peu de temps, sur le bord de l’eau, du plaisir de belles conversations, et rentraient ensuite dans l’eau. Or un jour qu’ils s’étaient réunis pour converser, des pêcheurs, avec des filets à la main et portant sur la tête beaucoup de poissons morts, vinrent au moment du coucher du soleil. Lorsqu’ils virent cet étang, ils se dirent les uns aux autres : Ah ! cet étang paraît très-poissonneux, et il a très-peu d’eau. Aussi demain matin nous viendrons ici. Après avoir ainsi parlé, ils s’en allèrent à leur maison. Les trois amis, quand ils eurent entendu ces paroles semblables à un coup de foudre, tinrent conseil ensemble. Alors la grenouille dit : Hé, chers Satabouddhi et Sahasrabouddhi ! que convient-il ici de faire ? Faut-il fuir ou rester ? En entendant cela, Sahasrabouddhi rit et dit : Hé, amie ! ne t’effraye pas pour avoir seulement entendu des paroles. Il n’est pas probable qu’ils viennent; mais s’ils viennent, alors, par la force de mon intelligence, je te préserverai et moi aussi, car je connais beaucoup de chemins de l’eau. Lorsque Satabouddhi eut entendu cela, il dit : Hé ! ce que dit Sahasrabouddhi est vrai. Et certes on dit ceci avec raison :
Là où il n’y a pas de chemin pour le vent ni pour les rayons du soleil, là même l’intelligence de ceux qui sont intelligents pénètre toujours vite.
Et ainsi :
11 n’est nulle part dans le monde rien à quoi ne puisse parvenir l’intelligence de ceux qui sont intelligents : par son intelligence Tchânakya tua les Nandas qui avaient le glaive en main.
Ainsi on ne peut pas, pour avoir seulement entendu une parole, abandonner le lieu de naissance transmis successivement par les aïeux. Il ne faut donc pas s’en aller autre part. Je te protégerai par la force de mon intelligence. — Mes chers, dit la grenouille, je n’ai qu’une intelligence, et elle me conseille de fuir. Aussi j’irai aujourd’hui même avec ma femme dans un autre étang. Après avoir ainsi parlé, la grenouille, dès qu’il fut nuit, alla dans un autre étang. Or, le jour suivant, les pêcheurs, pareils aux serviteurs de Yama, vinrent au matin et couvrirent l’étang de filets. Tous les animaux aquatiques, poissons, tortues, grenouilles, écrevisses et autres, furent pris au filet. Satabouddhi et Sahasrabouddhi s’enfuirent avec leurs femmes et se préservèrent longtemps, par la connaissance qu’ils avaient de différents chemins, en tournant çà et là; néanmoins ils tombèrent dans le filet et furent tués. Puis dans l’après-midi les pêcheurs, joyeux, se mirent en route vers la maison. L’un porta Satabouddhi sur sa tête, parce qu’il était lourd; un autre emporta Sahasrabouddhi attaché à une corde. Alors la grenouille Ékabouddhi, qui était venue sur le bord de l’étang, dit à sa femme : Vois, vois, ma chère :
Satabouddhi est mis sur la tête du pécheur et Sahasrabouddhi pend à une corde ; moi Ékabouddbi, ma chère, je joue dans l’eau claire.
Aussi je dis : L’intelligence même n’est pas une autorité absolue.
Quoique cela soit vrai, dit le magicien à l’or, cependant on ne doit pas mépriser les paroles d’un ami. Mais que faire ? Bien que j’aie voulu t’empêcher, tu ne t’es pas arrêté, par excès de cupidité et par orgueil de ta science. Et certes on dit ceci avec raison :
Bien, mon oncle ! quoique je t’aie averti, tu n’as pas cessé de chanter : ce joyau de nouvelle espèce que l’on t’a attaché, c’est le salaire du chant, que tu as reçu.
Comment cela ? dit le brahmane à la roue. Le magicien à l’or dit :
“Les deux Poissons et la Grenouille”
- Panchatantra 65