Jean de La Fontaine
Poète, moraliste et fabuliste XVIIº – Les deux Rats, le Renard, et l’œuf
Deux Rats cherchaient leur vie ; ils trouvèrent un œuf.
Le dîné suffisait à gens de cette espèce !
Il n’était pas besoin qu’ils trouvassent un Bœuf.
Pleins d’appétit, et d’allégresse,
Ils allaient de leur œuf manger chacun sa part,
Quand un Quidam parut. C’était maître Renard ;
Rencontre incommode et fâcheuse.
Car comment sauver l’œuf ? Le bien empaqueter,
Puis des pieds de devant ensemble le porter,
Ou le rouler, ou le traîner,
C’était chose impossible autant que hasardeuse.
Nécessité l’ingénieuse
Leur fournit une invention.
Comme ils pouvaient gagner leur habitation,
L’écornifleur étant à demi-quart de lieue,
L’un se mit sur le dos, prit l’œuf entre ses bras,
Puis, malgré quelques heurts et quelques mauvais pas,
L’autre le traîna par la queue.
Qu’on m’aille soutenir après, un tel récit,
Que les bêtes n’ont point d’esprit.
Pour moi, si j’en étais le maître,
Je leur en donnerais aussi bien qu’aux enfants.
Ceux-ci pensent-ils pas dès leurs plus jeunes ans ?
Quelqu’un peut donc penser ne se pouvant connaître.
Par un exemple tout égal,
J’attribuerais à l’animal
Non point une raison selon notre manière,
Mais beaucoup plus aussi qu’un aveugle ressort :
Je subtiliserais un morceau de matière,
Que l’on ne pourrait plus concevoir sans effort,
Quintessence d’atome, extrait de la lumière,
Je ne sais quoi plus vif et plus mobile encor
Que le feu : car enfin, si le bois fait la flamme,
La flamme en s’épurant peut-elle pas de l’âme
Nous donner quelque idée, et sort-il pas de l’or
Des entrailles du plomb ? Je rendrais mon ouvrage
Capable de sentir, juger, rien davantage,
Et juger imparfaitement,
Sans qu’un Singe jamais fit le moindre argument.
A l’égard de nous autres hommes,
Je ferais notre lot infiniment plus fort :
Nous aurions un double trésor ;
L’un cette âme pareille en tout-tant que nous sommes,
Sages, fous, enfants, idiots,
Hôtes de l’univers, sous le nom d’animaux ;
L’autre encore une autre âme, entre nous et les Anges
Commune en un certain degré
Et ce trésor à part créé
Suivrait parmi les airs les célestes phalanges,
Entrerait dans un point sans en être pressé,
Ne finirait jamais quoique ayant commencé :
Choses réelles, quoique étranges.
Tant que l’enfance durerait,
Cette fille du Ciel en nous ne paraîtrait
Qu’une tendre et faible lumière ;
L’organe étant plus fort, la raison percerait
Les ténèbres de la matière,
Qui toujours envelopperait
L’autre âme, imparfaite et grossière.
Analyse littéraire des fables de La Fontaine, Louis Moland
« A cette époque, dit Walckenaer, Descartes et ses disciples avaient, par leurs arguments, donné une réputation de nouveauté à une question de métaphysique bien ancienne : celle qui concerne l’âme des bêtes. On avait publié de part et d’autre des traités que La Fontaine n’avait pas lus. Mais il avait, chez Mme de la Sablière, entendu débattre ces matières par Bernier et par d’autres savants ; et, comme une telle question l’intéressait vivement, il y rêva de son côté, et voulut aussi en parler, mais à sa manière et dans son langage naturel, c’est-à-dire en vers. C’est dans ce but qu’il a écrit le discours qui forme la fable première du dixième livre. On l’a souvent, » avec raison, apporté en exemple pour prouver la flexibilité du talent de La Fontaine, et comme le premier essai heureux des muses françaises sur un sujet abstrait; mais ce que nous devons le plus remarquer dans ce discours, c’est l’extrême bonne foi du poète. Mme de la Sablière était cartésienne, et La Fontaine, qui en savait sur ces matières beaucoup moins qu’elle, voulait être cartésien; aussi commence-t-il par un pompeux éloge du maître…Lire la suite