Pierre Louis Solvet
Homme de lettres, écrivain et analyses des fables – Les Devineresses
Études sur ” Les Devineresses” de La Fontaine, P. Louis Solvet – 1812
- Les Devineresses.
V. 6. C’est un torrent; qu’y faire? il faut qu’il ait son cours :
Cela fut et sera toujours.
Suivant Chamfort, il y aurait ici dans les mots une contradiction qui nuit a la liaison des idées; il prétend qu’un torrent réveille l’idée d’une chose qui passe, et que cela fut et sera toujours exprime l’idée contraire. On compare cependant tous les jours le temps, l’éternité, qui , suivant une belle expression de La Fontaine, embrasse tous les temps, à un torrent, et cela n’implique aucune contradiction.
V. 10. Perdait-on un chiffon , avait-on un amant, etc.
Ces cinq vers sont charmants; c’est une peinture de mœurs qui est encore fidèle de nos jours; et ce dernier trait :
Pour se faire annoncer ce que l’on desirait,
développe les derniers replis du cœur humain, (Ch.)
C’est souvent du hasard que naît l’opinion ;
Et c’est l’opinion qui fait toujours la vogue.
Je pourrais fonder ce prologue
Sur gens de tous états ; tout est prévention,
Cabale, entêtement, point ou peu de justice :
C’est un torrent ; qu’y faire ? Il faut qu’il ait son cours.
Cela fut et sera toujours.
Une femme à Paris faisait la Pythonisse.
On l’allait consulter sur chaque événement :
Perdait-on un chiffon, avait-on un amant,
Un mari vivant trop, au gré de son épouse,
Une mère fâcheuse, une femme jalouse ;
Chez la Devineuse on courait,
Pour se faire annoncer ce que l’on désirait.
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Cette dernière femme eut beau faire, eut beau dire,
Moi devine ! on se moque ; Eh Messieurs, sais-je lire ?
Je n’ai jamais appris que ma croix de par-dieu.
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L’enseigne fait la chalandise.
J’ai vu dans le Palais une robe mal mise
Gagner gros : les gens l’avaient prise
Pour maître tel, qui traînait après soi
Force écoutants ; demandez-moi pourquoi.
V. 13. Chez la devineuse on courait. Chamfort prétend qu’il faut lire :
Chez la devineresse aussitôt on courait.
Et il se trompe : aucune des éditions faites sous les yeux de La Fontaine , ni l’errata que lui-même a pris soin de joindre aux dernières, ne portent cette leçon. Si devineresse est le mot en usage, il se lit en tête de la Fable, et c’est peut-être,au fond, tout ce que le poète en pouvait faire; car le vers ne saurait s’en accommoder. Au reste, le mot devineur est dans la langue, et doit son existence à Marot. La Fontaine avait bien, sans doute, le même droit d’accréditer celui de devineuse qui en dérive si naturellement.
V. 33- Moi devine ? on se moque ! eh ! messieurs, sais-je lire ?
Point de raison, fallut deviner et prédire.
Devine, nouvelle licence que se permet le poète, et dont il faut bien se garder de le blâmer, surtout ici. Ces vers rappellent l’aventure du prétendu médecin Sgaranelle : « Messieurs, de grâce ! est-ce pour rire, ou si vous extravaguez, de vouloir que je sois médecin ? »
Point de raison, fallut ordonner et prescrire,
Et gagner, maigre soi, plus que deux avocats.
V. 47. J’ai vu dans le Palais une robe mal mise
Gagner gros : les gens l’avoient prise
Pour maître tel, qui traînait après soi
Force écoutants. Demandez-moi pourquoi?
Le lecteur croit que La Fontaine va ajouter : « parce que cet orateur est l’oracle du barreau ; » point du tout, il ajoute : Demandez-moi pourquoi! et se moque à la fois et du public et de l’avocat : c’est une épée à deux tranchants; c’est l’art des grands maîtres de savoir se jouer à propos de leur sujet. (Ch.)
On sent, après avoir lu cette Fable, qu’il serait tout-à-fait inutile d’en chercher l’origine ailleurs que dans l’histoire anecdotique du temps où elle lut composée ; et la seule Pythonisse de cette époque dont la vogue ait laissé quelque souvenir, est la Voisin, qui doit sa triste célébrité bien moins encore à sa prétendue science augurale qu’à celle, beaucoup plus funeste, qu’elle avait acquise dans l’art que pratiquait la fameuse Locuste, traduite, de son vivant, sur le théâtre, sous le nom de madame Jobin, dans la comédie des Devineresses : il est possible que La fontaine ait aussi voulu s’égayer à ses dépens.