Sébastien-Roch-Nicolas Chamfort
Analyses et lecture analytique : Les Devineresses de Sébastien-Roch-Nicolas Chamfort – 1796.
- Les Devineresses.

L’ensemble de ce sujet n’existoit pas avant La Fontaine , qui en a recueilli les élément épais dans les fabulistes d’avant lui, pour en former un des plus jolis apologues qui enrichissent son recueil. C’est Zeuxis composant sa Vénus des traits répandus dans les beautés diverses qu’il a sous les yeux.
Cette fable n’est pas citée aussi communément que beaucoup d’autres. Ainsi quelquefois l’abondance nuit à la richesse. Pour moi, je la proposerois comme un modèle de cette raison profonde que l’auteur devoit à l’instinct de la nature perfectionné par l’étude de la philosophie; de cette étonnante souplesse d’esprit qui soumet à son génie toutes les difficultés ; enfin de cette heureuse facilité d’écrire, qui le faisoit appeler par la duchesse de Bouillon un fablier, pour dire que ses fables étoient une production naturelle des idées qui se trouvoient toutes arrangées dans sa tête.
Quelle vérité dans la morale du prologue ! et sur-tout quelle aisance, quelle mollesse dans son expression ! Térence et Phèdre, dont on a tant vanté le goût et l’élégance, n’en eurent certainement pas davantage. El qu’ils sont loin de la brillante imagination de notre poète !
(1) La Pythonisse. Ce nom, donné originairement à la Prêtresse du temple d’Apollon Pythien, inspirée par ce Dieu , a été depuis étendu à toutes les femmes qui se mêlent de prédire l’avenir.
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Cela fut et sera toujours.
Une femme à Paris faisait la Pythonisse.
On l’allait consulter sur chaque événement :
Perdait-on un chiffon, avait-on un amant,
Un mari vivant trop, au gré de son épouse,
Une mère fâcheuse, une femme jalouse ;
Chez la Devineuse on courait,
Pour se faire annoncer ce que l’on désirait.
Son fait consistait en adresse.
Quelques termes de l’art, beaucoup de hardiesse,
Du hasard quelquefois, tout cela concourait :
Tout cela bien souvent faisait crier miracle.
Enfin, quoique ignorante à vingt et trois carats,
Elle passait pour un oracle.
L’oracle était logé dedans un galetas.
Là cette femme emplit sa bourse,
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Allait comme autrefois demander son destin :
Le galetas devint l’antre de la Sibylle.
L’autre femelle avait achalandé ce lieu.
Cette dernière femme eut beau faire, eut beau dire,
Moi devine ! on se moque ; Eh Messieurs, sais-je lire ?
Je n’ai jamais appris que ma croix de par-dieu.
Point de raison ; fallut deviner et prédire,
Mettre à part force bons ducats,
Et gagner malgré soi plus que deux Avocats.
Le meuble et l’équipage aidaient fort à la chose :
Quatre sièges boiteux, un manche de balai,
Tout sentait son sabbat et sa métamorphose :
Quand cette femme aurait dit vrai
Dans une chambre tapissée,
On s’en serait moqué ; la vogue était passée
Au galetas ; il avait le crédit :
L’autre femme se morfondit.
L’enseigne fait la chalandise.
J’ai vu dans le Palais une robe mal mise
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(2) Perdoit-on un chiffon. Le poète parcourt avec rapidité les causes même les plus frivoles de cette inquiète curiosité qui nous transporte dans les nuages de l’avenir ; et par-là prouve une grande connoissance des hommes. Elle se remarque sur-tout dans ce vers exquis :
Pour se faire annoncer ce que l’on désiroit. Tous les demandeurs de conseils ne vous permettent pas de leur en donner d’autres que ceux qu’ils désirent. C’est une maladie de l’espèce humaine , dont le principe est dans l’amour-propre.
(3) Chez la Devineuse on couroit. Champ fort substitue : chez la Devineresse ; et pour achever le vers il ajoute : aussitôt on couroit. Sur quelle autorité ? il n’en cite aucune ; et puis Devineuse a quelque chose de plus familier et qui sent le mépris.
(4) Du hasard quelquefois. On peut réduire à ces trois mots les plus longs ouvrages faits sur la divination.
(5) Ignorante à vingt et trois karats. C’est-à-dire, au souverain degré. Le karat fait le titre et le prix de l’or. Le degré le plus haut est celui de vingt quatre.
(6) Elle passoit pour un oracle.
L’oracle étoit logé. La répétition de ce mot oracle fait antithèse, Oracle suppose un sanctuaire habité par un être supérieur ; le domicile de celui-ci, quel est-il ? un galetas !
(7) Dedans un galetas. On lit cette note dans l’édition de Malherbe , par Ménage, p. 272. » Ce poète emploie indifféremment dans et dedans , sous et dessous, en quoi il a été suivi par MM. de Port-Royal. Dedans et dessous ne sont plus du bel usage « .
(8) L’antre de la Sybille. Autre espèce de prophétesse. On peut voir dans l’Enéide, de quelle manière se rendoient ses oracles : Horrendas canit ambages , etc. « Du fonds de son sanctuaire elle prononce des prédictions obscures et effrayantes, mugissant dans son antre, et jetant un voile ténébreux sur les vérités qu’elle annonce ». ( Liv. VI. vers 99, etc. )
(9) Moi Devine ! on se moque. Devine ne se dit plus guère. Au reste , on croit lire la scène du Médecin malgré lui, si connue chez les anciens, sous le titre du Vilain Mire.
(10) Fallut. L’omission de l’article n’est point une licence particulière à La Fontaine. Rabelais : Les fault-il pas touts deux brusler ? — fault ». (Pantagr. L. V. ch. 29. ) .
(11) Sa métamorphose. Pourquoi? il ne s’agit pas ici de mutation de corps.
(12) Chalandise, style familier: chaland, achalander , vient de capitulant, un chalant. C’est proprement une personne qui marchande ce qu’elle veut acheter. Le trait de satyre qui termine ce joli ouvrage est du meilleur ton.