De prévoyante et sage économie
La fourmi tient académie ;
Elle l’enseigne en cent façons ;
Mais peu de gens prennent de ses leçons.
Or, quoique la fourmi rarement se débauche,
Il en est quelquefois telle qui prend à gauche :
C’est ce que fit dans un certain canton
Fourmi plus friande que sage ;
Elle escamota, ce dit-on,
Allant maintes fois en dommage
Chez le seigneur de son village,
Un peu de sucre, un peu de macaron,
Biscuit, conserve, écorce de citron,
Ainsi du reste ; et joyeuse et gaillarde,
De ces bonbons thésaurisa,
Serra le tout, et s’amusa,
Comme l’on dit, à la moutarde.
Toute fière de son butin,
La bonne dame, un beau matin,
Court s’en targuer chez sa voisine,
Qui, plus économe et plus fine,
De froment et d’autre bon grain
Avoit rempli son magasin.
Eh bien ! dit-elle, ma commère,
En l’abordant d’un certain air,
Comment vont vos greniers pour le quartier d’hiver ?
Assez bien, dit l’autre, et j’espère
Que, durant le temps des frimas,
Le grain, s’il plaît à Dieu, ne nous manquera pas.
Du grain, bon Dieu, du grain ! y pensez-vous, ma chère ?
Et fi ! du grain ? qu’on a chez vous
Le goût bourgeois et l’âme roturière !
Il est des mets plus nobles et plus doux :
Pour moi j’ai force sucrerie,
Et passerai l’hiver très-délicatement.
Ah ! grand bien fasse à votre Seigneurie,
Répondit l’autre doucement :
Du reste, excusez, je vous prie,
Petit mercier, petit panier,
Plus loin ne va mon industrie ;
Chacun remplit, comme il peut, son grenier.
L’automne vint, il plut, et le temps trop humide
Fondit le sucre, et le rendit liquide :
Adieu conserve, adieu biscuit ;
Tout fut fricassé, tout fut cuit.
Bien ébahie et bien embarrassée
Fut la dame aux bonbons, voyant en un moment
Sa marmite ainsi renversée.
Chez sa voisine elle court promptement,
La larme à l’œil, baissant l’oreille,
Et lui conte son accident.
J’ai tout perdu, dit-elle en l’abordant ;
Assistez-moi de grâce, à la pareille ;
Un peu de grain, pas plus gros que cela…
A vous du grain, dit l’autre, eh fi ! quelle foiblesse
Ne rougissez-vous pas de ce goût bourgeois-là ?
Jeûnez, ma bonne amie, et soutenez noblesse.
C’est être dupe sottement,
De placer l’agréable avant le nécessaire :
On se passe de l’un tellement quellement ;
Pour l’autre, c’est une autre affaire.
“Les Fourmis”