Hostes forcés d’un hôpital,
Une folle et trois fous vivoient de compagnie ;
Ils n’étoient point à part ; telle étoit leur folie
Qu’il n’en pouvoit entr’eux arriver aucun mal.
La folle bossue et boiteusse,
Mais se trouvant à cela près
Bonne provision d’attraits,
Déploroit son destin : princesse malheureuse,
Le fils d’un roi l’aimoit, mais le père tyran,
Troubloit cette flâme amoureuse :
Captive depuis plus d’un an,
Elle ne sçavoit où ni quand
Revoir le seul objet dont elle est désireuse.
Un des trois fous, soldat estropié,
Chevalier errant de manie,
Prenoit la princesse en pitié,
Consolez-vous, dit-il, belle briolanie :
Pour reparer les torts je suis né, dieu merci.
Envain un enchanteur me tient captif ici ;
Les charmes n’ont qu’un terme, après ma délivrance,
Je vous promets le trône et votre amant.
Vous avoir pû servir sera ma récompense,
Foudre, éclairs, hâtez-vous, rompez l’enchantement,
Marquez ce bienheureux moment.
L’autre fou, soi disant grand chantre et grand poëte,
Quoiqu’il ne béguayât qu’un mauvais bas bréton,
Comptant l’affaire déja faite,
S’apprête à la chanter du plus sublime ton.
En vain Phoebus, jaloux de son génie,
Le retient là, pensant qu’il y croupit ;
Il veut qu’en ce grand jour, ses vers, son harmonie,
Le fassent crever de dépit.
Bon, mes enfans, courage, un peu de patience,
Disoit le troisième insensé !
Quoique je sois aveugle de naissance,
Je vois tout l’avenir clair comme le passé :
Jupiter ici me renferme,
De crainte que je n’aille éventer ses secrets ;
Mais malgré lui je vois le terme
De vos maux et des miens ; j’en dis trop, je me tais.
L’assortiment d’extravagance
Faisoit vivre ces fous de bonne intelligence ;
On enferme avec eux un homme mieux timbré,
Mais coupable pourtant d’un meurtre de vengeance
Qui du nom de folie avoit été plâtré,
Il contredit nos fous, se met en fantaisie
De les tirer d’erreur, dit à chacun son mot ;
Au bas-breton poëte, au nouveau tyresie,
À l’infante boiteuse, à l’amadis manchot.
Ils étoient fous, et lui, le sot.
En les contredisant, bien-tôt il se fit battre ;
Et toûjours bien, seul contre quatre.
Pour couper court aux injures, aux coups,
On resserra le sage et l’on laissa les fous
Vivre ensemble à leur ordinaire.
La paix renaît ; on ne pouvoit mieux faire,
N’est-ce pas le portrait de la société ?
Tout n’est qu’erreur, chacun a sa folie ;
Mais quoi ! L’une à l’autre se lie ;
Le monde va son train et rien n’est arrêté.
Téméraire qui se propose
De le refondre, à force de raisons.
Penser y réussir, c’est chose
Digne des petites maisons.
- Antoine Houdar (ou Houdart) de la Motte- 1672 – 1731, Les Fous.