Les grâces, bonnes sœurs, goûtoient les sentimens
De l’amitié la plus unie.
L’émulation d’agrémens
Entr’elles un beau jour sema la zizanie.
Chacune prétendit qu’elle plaisoit le plus ;
Qu’à ses yeux seuls les cœurs rendoient les armes,
Et que pour lui prêter des charmes,
Elle suffisoit à Venus.
Je n’en veux d’autre juge qu’elle,
Dit alors Euphrosine avec un ris jaloux.
Soûmettons-lui nos droits ; qu’elle nomme entre nous
La plus aimable et la plus belle :
Mais promettez, mes sœurs, de souscrire à l’arrêt.
Souscrivez-y vous-même, s’il vous plaît,
Lui répondit Thalie effarouchée
De la voir trop compter sur le gain du procès :
J’en vois d’ici la plus fâchée.
Allons, dit Aglaé ; voyons-en le succès.
On avertit Venus de ce nouveau caprice.
La déesse s’assit en son lit de justice,
S’embellissant encor du plaisir de songer
Qu’autrefois en même querelle
Elle s’étoit fait ajuger
La pomme duë à la plus belle.
Les grâces paroissant devant ce tribunal,
S’inquiétent du soin de plaire :
Mais ce soin gâta leur affaire ;
Tout leur art leur tournoit à mal.
L’une fait la grimace en resserrant sa bouche ;
L’autre altere ses traits en faisant voir ses dents ;
L’autre tournoit ses yeux de tant de sens
Qu’elle en devenoit presque louche.
Qu’est-ceci, dit Venus ? Où sont donc vos appas ?
Est-ce donc vous qui marchiez sur mes traces ?
Allez, allez ; finissez vos débats,
Si vous voulez redevenir les grâces ;
Et pour plaire, n’y songez pas.
N’y point songer ? C’est trop. Eh bien, n’y songez guère.
Je soûtiens sans exception,
Qu’on déplaît, dès qu’on veut trop plaire.
Nul agrément n’est né de l’affectation.
- Antoine Houdar (ou Houdart) de la Motte- 1672 – 1731, Les Grâces.