Mon Dieu, que les badauts
Me semblent de grands focs !
Pour eux tout est spectacle.
Le moindre charlatan par ses grossiers propos,
Ses tours platement fins et ses mauvais bons mots,
Leur fait crier miracle.
Pendant une débâcle .
Je passois sur un pont ;
Auprès du parapet je vois grossir la foule.
Comme à Paris on fait ce que les autres font,
Pour voir ce qu’on voit-là j’approche et je me coule,
Puis je pousse et je presse. A force de pousser
J’eus une bonne place,
Et je vis à mon aise arriver et passer
De grands morceaux de glace
Que les eaux entraînoient. Toute la populace
En les voyant rioit ,
Et puis sans rire se battoit,
(Comme si de se battre agrandissoit l’espace.)
Et puis tous les dictons de place.
” Tiens , commère, le grand glaçon !
” Soutenez-vous , mon beau garçon ;
” Soutenez donc votre jeunesse. —
” Si tu prétends qu’il se redresse,
” Voisine , de ton poing donne-lui sans façon
” Un hausse-col sous le menton. —
” Ne s’en avise pas, commère,
” Vois-tu qu’il porte une rapière ? —
” Que cela, me fait-il à moi ? —
” Sais-tu qu’il a servi le roi ? —
” Pardi, je le vois à sa mine.
” N’étoit-ce pas dans la marine ?
Et puis les coups de poing de plus belle trottent
Tandis que les glaçons avec bruit se brisoient
Contre l’arche, du pont. A la rixe insolente
Je prenois peu de part,
Et je songeois à mon départ ,
Lorsque je vis de loin comme une isle flottante
Qui s’avançoit vers nous. Le glaçon , que je pris.
Pour une isle , pottoit quelque chose de gris
Qui parassoit vivant. De près, ce quelque chose
Fut cinq pauvres lapins. Chaque badaut surpris
De voir-là des lapins , bêtement jase et glose.
Pour tâcher d’ajuster le fait avec la cause.
” Les lapins nagent donc? — Oh non , dans un” bateau
” Ils ont passé.—Bon, bon, ce sont des lapins d’eau:
” J’en ai bien vu des rats “. Encor nouvelle dose
De coups de poing. Pourvoir un fait-si curieux
On tend le col, on ouvre et la bouche et les yeux ;
On ne sourcille pas, on retient son haleine ;
Et c’est avec raison, l’objet en vaut la peine,
Les lapins se battoient.Et leurs pieds et leurs dents
Ne se reposoient guère.
Nos badauts bien contents
Avec plaisir les voyoient faire.
Je n’étois pas de même, et je criai,”pourquoi,
” Pauvres lapins, pourquoi vous battre?
Des cinq j’en entendis très-distinctement quatre
Me répondre avec feu :”je veux donner la loi
” Sur le glaçon, il est à moi,
” J’en suis le souverain, le roi.
” A quel titre ? – A droit de conquête “.
Je repris :”le royaume à l’instant va périr;
” Voyez dons la mort qui s’apprête;
” Du moins mourez en paix puisqu’il vous faut” mourir.
Le cinquième réplique :” il sied bien à ses hommes
” De nous prêcher la paix. Je sais bien que nous” sommes,
” En nous battant ainsi, des enragés, des fous :
” Mais hélas , sur ce point l’êtes vous moins que” nous?
” Vous vous faites la guerre
” Pour un morceau de terre
” Au même instant que le trépas
” Va l’ouvrir sous vos pas “.
Le sermon auroit pu s’étendre,
Mais crac contre l’arche du pont,
Combattans et prêcheur déjà tout est à fond.
Je crois que mes badauts ne purent pas comprendre
Le discours, mais du fait ils furent les témoins,
Et ne s’en battirent pas moins.
“Le Lapins sur les Glaçons”