Les Métamorphoses du jour ou La Fontaine en 1831
La fable peut-elle exister encore dans notre littérature moderne ? J’entends la fable pure et simple, la fable dans ses généralités instructives, dégagée de toute allégorie politique, de toute allusion directe aux affaires du moment. Je ne le crois pas. La polémique a tout envahi ; elle a pris toutes les formes : histoire, roman, conte, ode, dithyrambe, méditation, satire, drame, tragédie, vaudeville ; sous toutes ces modifications diverses du système littéraire, vous apercevez toujours l’attaque vive, sarcastique, ou la défense amère et opiniâtre, toujours la lutte des deux principes, mouvement et résistance, lutte acharnée qui donne à notre littérature actuelle une vivacité, une sorte d’énergie fiévreuse ; mais qui, en même temps, la prive de tout avenir, de toute immortalité.
La littérature pour être durable, pour être comprise de toutes les époques, a besoin de s’adresser, non à ces petits événements du jour qui passent vite, comme la popularité d’un roi, la probité d’un ministre, mais à ces grandes passions, à ces observations de mœurs toujours les mêmes dans l’humanité. Sans doute il faut y empreindre le cachet d’une actualité bien frappante, mais cette actualité devra ressortir comme dans Walter-Scott, du caractère bien tracé des différents personnages, et des diverses classes de la société, mises habilement en opposition par le contraste, et nullement d’une série de chétifs noms propres, affublés chacun d’un épithète ou d’une petite satire.
Voilà ce que doit être la littérature, quand elle n’est pas, comme de nos jours, une entreprise commerciale, ou une exploitation de parti.
On conçoit que dans une littérature ainsi construite, il ne reste pas de place à la fable, à la fable proprement dite ; elle devra perdre sa généralité d’épigramme et de fine bonhomie, pour devenir un sarcasme en dialogue et en action. La Fontaine, en 1831, ne s’occupera plus, avec sa bonne simplicité, d’un lapin, d’un loup, d’une grenouille ; il parlera Louis-Philippe, Loban, Dupin. Ses fables y gagneront en mordant, mais elles y perdront leur précieuse naïveté.
La Fontaine, causant avec son rat et sa belette, nous intéressera tous les temps. M. Eugène Desmares nous plaira quelque temps ; mais on laissera bientôt ses malignités brûlantes pour revenir à la lecture du bonhomme. On lit encore Térence avec ses vues critiques et ses profondes observation de mœurs ; Aristophane avec ses allusions hyperboliques et ses jeux de mots acérés, est presque inintelligible pour ceux même qui le connaissent un peu plus que de nom.
M. Eugène Desmares a donc tiré La Fontaine de la bienheureuse paresse dans laquelle il vivait au milieu de ses animaux ; il lui dit : « Viens, je vais te faire voir des animaux d’une autre espèce, leurs mœurs sont toujours les mêmes, leurs actions à peu près semblables ; il n’y à que les noms à changer. Et il a changé les noms, et il en résulte des satires âcres et mordantes que le vers naïf du bonhomme s’est trouvé tout stupéfait de formuler. J’en citerai une :
Un jour, sur ses longs pieds, allait, je ne sais où,
Grand Poulot au long bec emmanché d’un long cou :
Il côtoyait une rivière ;
Le Rhin, je crois, brillant ainsi qu’aux anciens jours.
Mon compère Guillaume y faisait mille tours
Avec le Prussien son compère.
Grand Poulot en eût fait aisément son profit :
Ils approchaient du bord, il n’avait donc qu’à prendre.
Mais il crut mieux faire d’attendre
Que la diplomatie au moins l’y contraignit.
Il suivait un système, une route assurée.
Au bout de quelque temps, l’ordre vint : Grand Poulot
Se mit en campagne aussitôt,
Et vit les Hollandais qui pillaient la contrée.
Cela ne lui plut pas ; il s’attendait à mieux,
Et montrait un air dédaigneux
D’avoir de tels brigands en face :
« Châtier ces brigands, moi, Grand Poulot ! de grâce,
Pour un gendarme me prend-on ?
Guillaume est un tyran, un drôle, un polisson,
C’est du fouet qu’il lui faut et non pas du canon.
Je ferais pour si peu la guerre ! à Dieu ne plaise ! »
Pas maladroit. Aussi tout alla de façon
Qu’on fit aux Hollandais entendre la raison.
Grand Poulot fut alors tout heureux et tout aise
De s’être fait héros sans tirer le canon.
J’ai pris cette satire à l’ouverture du livre ; on en trouve beaucoup de semblables. Quelques unes pourtant ne sont pas aussi heureusement appliquées, et les vers sont quelquefois durs et secs. Somme toute, ce livre d’une lecture agréable, et bien propre à exciter quelquefois cette gaîté qui devient de jour en jour plus rare dans notre France naguère si joyeuse.
Le même auteur a public, sous le titre : Humour, la relation poétique d’un voyage en Angleterre. C’est une malicieuse attaque contre ce pays que l’on nous présente toujours comme le type du bien dans les institutions, la liberté et l’industrie. L’esprit national a emporté quelquefois le poète un peu trop loin ; mais on y remarque la même touche vicieuse et spirituelle qui brille dans les « Métamorphoses du jour ». (Le Revenant, Volume 1, 1832)
- Eugène Desmares , 1806-1839 (Les Métamorphoses du jour, par Eugène Desmares)