Henri CACHAU
Peintre, poète et Fabuliste contemporain – Les Migrations
La bécasse a toujours représenté un état d’esprit particulier en matière de chasse, et hormis ce plaisir de traqueur qu’on s’octroie en la pratiquant dans nos giboyeuses contrées, il est honnête d’ajouter que notre grand sud-ouest procure d’autres centres d’intérêt, avec dans le désordre : le Tursan, le Rugby, les toros, la côte d’Aquitaine forte de ses cent six kilomètres de plage, etc. On peut dire aussi, qu’enfants du pays nous y vivions sous le régime de la meute : « bande de jeunes cons ! » selon la terminologie usitée de nos jours, alors que nous privilégions ce mode, non par couardise mais par grégarisme ou besoin masculin d’émulation, afin de mieux les approcher, les circonscrire, les isoler avant de les ravir ces jeunes bécasses… Nos pères ne la pratiquaient-ils pas depuis des lustres la chasse de ces oiseaux mordorés ? Leurs migrations s’effectuant essentiellement de nuit, quoique lors de circonstances météorologiques exceptionnelles il n’était –étant donné que depuis plusieurs décennies elles migrent vers le Sud, l’Espagne des Marbella et autre Ibiza – pas rare de les voir voyager de jour, regagner cette zone où la proximité de l’océan leur assure un accueil privilégié…
Nos anciens racontaient qu’autrefois, en des temps sombres et vert de gris, ces migrateurs évoluaient en groupe, arrivaient précédés d’une avant-garde mobile et pétaradante, par régiments entiers investissaient nos villages, y promulguaient des lois humiliantes pour nos fines gâchettes, sous peine d’exécutions interdisaient le braconnage. Édictées par l’occupant, immédiatement ces lois firent entrer en résistance nos chasseurs, qui souhaitèrent contrecarrer l’établissement de ces oiseaux de mauvais augure, ayant édifié le long du littoral de lourds édifices de défense ; apparemment escomptaient sur cette illusoire protection afin de bénéficier des bienfaits de notre climat, de notre soleil, des cent six kilomètres susnommés de plage, ainsi que des dunes dont les reliefs adoucis assurent des biotopes attractifs pour leur faune migratrice… Depuis, de plus affables spécimens –accortes leurs blondes femelles et progéniture –, s’ils continuent de regagner ces anciennes bases, courtois, ils ne sèment ni trouble ni effroi chez l’autochtone, au contraire, leur présence réjouit les commerçants, revigore les vieux ou jeunes veneurs, bien avant l’heure surexcités par l’imminente arrivée de ces mythiques et blondes créatures… Faut dire que leurs oiselles sont attendues, qu’il est impossible d’imaginer à des lieues à la ronde un mâle normalement constitué, ayant pu ou su résister à l’attrait de leur blondeur, fussent-elles ces bécassines : bavaroises, saxonnes, de Hambourg ou d’ailleurs… Au fil des ans source intarissable d’inspiration et d’affabulation pour leurs inconditionnels qui, si bénéficiant de talents de conteur ou braconniers dans l’âme, finissent comme nous l’avons été ceux de la meute (bande de jeunes cons !), par s’avouer impénitents voyeurs de la Teutonne ! Une touriste nonchalamment allongée, languissante et dénudée sur le sable landais, n’y ex-posant pas si innocemment ses jeunes formes, nous l’apprendrions à nos dépens…
Quelques jours avant leur arrivée, des guetteurs potentiels étaient postés sur les plus hautes cimes de nos pins, avec pour mission de scruter en direction de l’Est afin de nous aviser de leurs mouvements migratoires. Ces jeunes et hardis moussaillons, en hâte descendus de leurs postes de guet, déclareraient ouverte la chasse à la bécasse, en courant traverseraient notre village en clamant : « Les Teutonnes arrivent, les Teutonnes arrivent! »… Dès lors, c’était (c’était !) –depuis plusieurs décennies elles migrent plus vers le Sud, l’Espagne des Marbella et Ibiza, etc – le branle-bas de combat, une générale surexcitation égalant celle d’un réel jour d’ouverture… Quant à nos anciens –n’allez pas croire que la passion puisse perdre de son intensité lubrique en se rapprochant d’une plus sage raison – forts de leurs expériences cynégétiques passées, ils fourbissaient leurs gibecières, cartouchières, armes de tous calibres, munitions, havresacs, etc… Plus tard, j’apprendrai que les plus irréductibles de ces équivoques chasseurs, durant l’été, s’installaient à proximité des campements nudistes, que parfois au clair de lune, notamment en période de nidification, ils assistaient à de somptueux accouplements… Du côté de la meute nous réagissions en jeunes chiens, poussés par la hâte d’arriver à nos fins, ne sachant ni maîtriser nos impatiences, ni nos rêveries empreintes de compromissions, avec d’étranges créatures mi-sirènes, mi-bécasses… Le jour « J » approchant, ne restait qu’à subir l’énième harangue de notre chef de bande, ne manquant pas de nous marteler les consignes à tenir durant cette singulière traque, soit :
– 1/ d’éviter la dispersion en demeurant groupés le plus longtemps possible…
– 2/ de ne jamais perdre le Nord ni la face de l’ennemi héréditaire…
– 3/ de récupérer le maximum de butin pouvant justifier de nos exploits…
Vinrent ensuite les derniers conseils de celui assurant la fonction de chef, un étudiant nanti des prérogatives dues à sa fonction, donc nous rançonnant, nous soumettant à l’écot, et comme entendu tirant le premier s’agissant d’un bon coup ! Mais autant celui-ci plutôt qu’un autre n’est-ce pas, car ne sont-ils pas blancs bonnets ou bonnets blancs nos politiques ? Pour votre édification, ci-après je vous livre quelques passages de son harangue, évidemment repiquée sur d’anciennes, plus respectueuses de la rhétorique…
…« Rappelez-vous les humiliations subies par nos pères, ces : Waterloo, Sadowa, Diên Biên Phu et autres défaites… Vous n’allez pas vous laisser impressionner par cet éternel occupant, le Teuton !… Aussi apprendrez-vous que pour chasser la bécasse on doit marcher, car l’oiseau n’est pas facilement abordable, couvrir du terrain, traverser bois et halliers, ne pas ménager sa peine afin de ma-ter ces charmantes bestioles… Si pour d’autres oiselles il est recommandé de fureter dans les bosquets, les hautes futaies, vous avez peu de chance de les y rencontrer, par contre à la limite du sable et de l’eau, en cet endroit où le liseré d’écume délimite une fragile démarcation, venues s’y dédouaner du ciel pâlichon de Hambourg ou de Basse-Saxe, vous les y trouverez nues, déjà hâlées, bronzées, leurs carnations mordorées, leurs toisons pubiennes javellisées par la saumure, leurs corps nonchalamment offerts au soleil atlantique !… Les dernières arrivées sont repérables à leurs teints laiteux !… Je vous le répète, ce sont des animaux craintifs, méfiants et pervers à la fois, ne possédant outre leurs atours et charmes que la fuite en réponse à toute agression masculine… Donc il convient de disposer d’effets légers, d’ustensiles maniables, pour le cas ou un revers inopiné, un rapide repli sur nos arrières, viendraient troubler notre équipée… L’autre zone sensible se situe entre forêt et plage, cet espace sablonneux où moutonnent nos dunes, un périmètre soumis à haute surveillance par leurs irascibles mâles : sachez que l’Allemand veille, en témoignent les vestiges de ce mur de l’Atlantique érigé aux seules fins de réceptionner, dans un relatif con-fort, l’assaillant, il est évident que des vigies auront été postées aux quatre coins de leur campement naturiste… Quant à vous, les dernières recrues –au fait, vous êtes vous acquittés de votre droit d’inscription ? – nul besoin de vous masturber en songeant à leur mythique blondeur ! Demain, si à la lettre vous appliquez mes recommandations, gratos vous vous rincerez l’œil ! »…
Fallait-il que l’illusion de la chair fraîche soit forte, que le gibier à poils ou à plumes, fut-il bavarois ou saxon, suffisamment attractif et réellement mythique la blondeur allemande, pour se lancer dans une aussi périlleuse entreprise… Afin de maintenir intact notre bouillant enthousiasme puis convaincre de nouveaux prosélytes, d’une année sur l’autre nous conservions les trophées recueillis : maillots de bains, serviettes, bikinis, soutifs, journaux et revues estampillées Deustchland, etc. Ces menus objets acquerraient une inestimable valeur lors de nos échanges s’établissant entre les membres de notre bande et des camarades n’ayant pas eu l’occasion ou le courage de participer à nos expéditions. D’insignifiantes pacotilles dérobées à l’insu des naïades, nageuses émérites celles de l’Est, obligées lors de leurs retours sur la grève, nues comme au jour de leur naissance, à se risquer dans d’heureux entre-chats, de charmants sautillements, au passage nous dévoilant la cambrure d’un rein, la courbe d’un sein, l’oblong d’une cuisse, l’ombre d’une fourche sexuelle… Des affectations que nous accueillions, ces rares fois où nous avions pu, déjouant leurs susceptibles protecteurs, suffisamment nous approcher de leur zone de baignade, avec forces sifflets, quolibets et gestes salaces, de malveillants propos qu’avec le recul je dois qualifier d’inconvenants, puisque con-cernant la gent féminine dans son ensemble… Cependant, le plaisir de cette poursuite ne résidait-il pas, comme pour la véritable battue, essentiellement dans cette quête effrénée, parfois fastidieuse, nous condamnant à un crapahut digne de celui d’aguerris légionnaires ? Cette marche forcée, rapide, d’abord menée en sous-bois, puis à proximité de l’océan, ces sauts vifs de couvert à couvert, enfin la délicate reptation sur le sable brûlant, nos coudes et genoux irrités après seulement quelques mètres de progression, la bouche asséchée, investie de grains de sable ; la terreur de l’ennemi faisant décoller votre cœur dans une irrépressible chamade, la lubricité dressant une inopportune bandaison dans ces moments d’extrême excitation, sans compter avec les oyats vous fouettant au passage, vous rappelant votre devoir de rabatteur… Que d’émotions de sa-voir qu’à quelques encablures elles reposaient dénudées, bronzées, hâlées, les dernières arrivées reconnaissables à leurs fessiers et seins laiteux, en pleins ébats naturistes offertes au soleil landais… Pour celui qui n’a pas connu cet instant privilégié où voyeurs et proies attractives –si animales, si tendres, si faussement innocentes ou ingénues les Teutonnes – semblent communier dans une égale ferveur érotique, momentanément soustraits du monde, de ses réalités, je conçois que cette chasse puisse paraître inconvenante. Mais, concernant ce jeu basé sur la provocation, celui d’une parade amoureuse, feinte, par laquelle ces bécasses nous allumaient, nous invitaient à toujours plus près nous rapprocher de leur groupe s’ébattant à la lisière de l’eau, nous incitaient à de supplémentaires mètres de reptation… Évidemment, cette libidineuse exhibition était menée avec l’aval de leurs géniteurs ou protecteurs, trop heureux de tôt ou tard nous confondre, nous faire tomber, pauvres benêts, dans leurs pièges, en contrepartie de nos actes de voyeurisme nous flanquer de monumentales corrections. Et nous nous y jetions tête la première dans les rets tendus par ces avisés guerriers, acteurs d’authentiques faits d’armes qui, il y avait de cela deux décades, en des temps sombres, vert de gris, brutalement avaient investi nos villes et capitales, étaient venus occuper les places de nos villages, mais que non pas, grand Dieu, n’avaient pu toucher nos femmes noiraudes et fières taures, déclaraient nos fiers résistants, ayant omis de nous avertir des exploits de la soldatesque allemande… Cet oubli nous conduisit à nous précipiter sur ces appas féminins offerts en pâture à nos jeunes sens, puis fit se rompre le charme de nos marches d’approche, tant nous nous vîmes désemparés suite à de cuisants revers… lors-que repérés puis désignés par leurs vigies, éperdus nous fuyions dans une in-descriptible débandade, alors que selon notre chef nous aurions dus rester groupés, ne pas perdre le Nord ni la face de l’ennemi héréditaire nous poursuivant sous l’aspect d’une horde vociférante, avec quelque Rommel de banlieue berlinoise à sa tête… Cette histoire est d’autant plus navrante qu’aujourd’hui, le moindre paparazzi muni d’un ithyphallique téléobjectif ou zoom, sans risques de revers humiliants vous tirent ces Teutonnes, qui plus tard achèveront leurs séjours landais sous la forme de posters licencieux fixés sur les murs de nos chambres… Je ne m’attarderai pas sur nos retours à la nuit tombante, alors que délestés de nos vêtements, nus, déconfits, en catimini nous tachions de regagner nos respectifs domiciles…
A posteriori il me serait facile de me dédouaner de nos exploits cynégétiques, mus que nous étions par d’incompressibles pulsions sexuelles inhérentes à nos âges ingrats, néanmoins non guidés par l’instinct carnassier du viandard, du braconnier insatiable. Car si la chasse, notamment celle de la bécasse, requiert de l’habileté, sachant que nous avions affaire à une allégorie, une légende entretenue depuis des générations, nous savions devoir protéger cette espèce d’oiseau rare ; hélas nous avons échoué, définitivement elles ont migré beaucoup plus bas, vers le sud, l’Espagne des… Bien sûr, l’esprit de meute, le grégarisme, la couardise, le voyeurisme, une malsaine émulation, les harangues farfelues de notre chef de bande m’avaient convaincu à participer à cette ludique vénerie… Bien qu’ayant vécu d’une façon brouillonne ces différentes péripéties, j’y ai appris l’art de la simulation, celui plus cynique de la dis-simulation, indispensables de nos jours ces spécieux talents dans la vie sociale, surtout j’en ai retenu, loin d’être négligeable, quoique venu sur le tard, ce réel intérêt pour la chasse du gibier à plumes, de cette bécasse, oiseau mordoré, mythique de notre grand sud-ouest…
Henri CACHAU
Site : www.henri-cachau.fr
Illustration bécasse : Par Johann Friedrich Naumann — Naturgeschichte der Vögel Mitteleuropas 1905, or earlier works., Domaine public,