Jean-Pierre Claris de Florian
Poète, romancier et fabuliste XVIII° – Les Serins et le Chardonneret
Anecdote sur la fable :
Tout le monde connaît le serin des Canaries; le chardonneret est un oiseau chanteur des latitudes tempérées, remarquable par sa jolie tête rouge et noire. Il tire son nom des chardons, dont il affectionne la graine. — Jaune pâle. — Cette fable rappelle l’histoire de d’Alembert. Sa mère, qui appartenait au grand monde, l’avait abandonné dans son enfance. Il fut recueilli par la femme d’un vitrier. Lorsqu’il fut devenu célèbre, la grande dame (madame de Tencin) le réclama. « Je n’ai qu’une mère, répondit-il, c’est la vitrière qui m’a élevé et aimé comme son fils »
Un amateur d’ oiseaux avait, en grand secret,
parmi les œufs d’ une serine
glissé l’ œuf d’ un chardonneret.
La mère
des serins, bien plus tendre que fine,
ne s’ en aperçut point, et couva comme sien
cet œuf qui dans peu vint à bien.
Le petit étranger, sorti de sa coquille,
des deux époux trompés reçoit les tendres soins,
par eux traité ni plus ni moins
que s’ il était de la famille.
Couché dans le duvet, il dort le long du jour
à côté des serins dont il se croit le frère,
reçoit la béquée à son tour,
et repose la nuit sous l’ aile de la mère.
Chaque oisillon grandit, et, devenant oiseau,
d’ un brillant plumage s’ habille ;
le chardonneret seul ne devient point jonquille,
et ne s’ en croit pas moins des serins le plus beau.
Ses frères pensent tout de même :
douce erreur qui toujours fait voir l’ objet qu’ on aime
ressemblant à nous trait pour trait !
Jaloux de son bonheur, un vieux chardonneret
vient lui dire : il est temps enfin de vous connaître ;
ceux pour qui vous avez de si doux sentiments
ne sont point du tout vos parents.
C’ est d’ un chardonneret que le sort vous fit naître.
Vous ne fûtes jamais serin : regardez-vous,
vous avez le corps fauve et la tête écarlate,
le bec… oui, dit l’ oiseau, j’ ai ce qu’ il vous plaira,
mais je n’ ai point une âme ingrate,
et mon cœur toujours chérira
ceux qui soignèrent mon enfance.
Si mon plumage au leur ne ressemble pas bien,
j’ en suis fâché, mais leur cœur et le mien
ont une grande ressemblance.
Vous prétendez prouver que je ne leur suis rien,¹
leurs soins me prouvent le contraire.
Rien n’ est vrai comme ce qu’ on sent.
Pour un oiseau reconnaissant
un bienfaiteur est plus qu’ un père.
Notes sur la fable :
Le Chardonneret est un méchant qui par jalousie, voudrait troubler le bonheur de la bonne famille qui a accueilli le petit étranger.— Il n’est malheureusement pas rare de voir des hommes jouer dans le monde le rôle de ce méchant oiseau. Le petit chardonneret aura bien raison de l’interrompre et de lui déclarer net qu’il ne sera jamais ingrat. — Cette leçon ne sera pas perdue pour les enfants qui ont du cœur et qui savent pratiquer la plus douce des vertus, la reconnaissance. — Ce n’est pas seulement par les traits du visage qu’on doit les reconnaître, mais encore par les qualités au cœur. — Les maîtres qui élèvent notre enfance ont droit, comme nos parents, à notre affection, à notre reconnaissance — et nous devons chercher à ressembler aux uns et aux autres, par le cœur. Si des hommes envieux voulaient’ nous persuader le contraire, nous nous rappellerions le langage du petit chardonneret, langage auquel nous ne changerions que quelques mots; nous dirions :
Notre cœur toujours chérira
Ceux qui soignèrent notre enfance.
et :
Pour un enfant reconnaissant
Un bienfaiteur est comme un père.
¹Il y a de jolies choses dans ce que dit l’oiseau ; mais les cinq derniers vers ne sont ni brillants ni justes : le cœur se trompe quelquefois, comme l’esprit, et un bienfaiteur n’est plus qu’un père que lorsque le père n’est pas le premier des bienfaiteurs.
Jean-Pierre Claris de Florian