Pañchatantra ou fables de Bidpai
XV. — Les trois Poissons
Dans un étang habitaient trois poissons : Anâgatavidhâ-tri *, Pratyoutpannamati * et Yadbhavichya *. Or un jour des pêcheurs qui vinrent virent cet étang et dirent : Ah ! cet étang a beaucoup de poissons, et jamais nous n’y avons cherché. Cependant pour aujourd’hui nous avons de quoi subsister, et nous sommes à la brune. Il est donc décidé que nous viendrons ici demain matin.
Lorsque Anâgatavidhâtri eut entendu ces paroles des pécheurs pareilles à un coup de foudre, il appela tous les poissons et dit ceci : Ah ! vous avez entendu ce que les pêcheurs ont dit. Allons donc pendant la nuit dans quelque étang voisin. Car on dit :
Les faibles doivent fuir devant un ennemi fort ou se réfugier dans une forteresse : il n’y a pas pour eux d’autre moyen de salut.
Assurément ces pêcheurs viendront ici au matin et détruiront les poissons. C’est ma conviction. Il n’est donc pas bon de rester ici maintenant, même un instant. Et l’on dit :
Les sages qui trouvent même ailleurs un refuge agréable ne voient ni la ruine de leur pays ni la destruction de leur race.
Quand Pratyoutpannamati eut entendu cela, il dit : Ah ! tu dis vrai. Moi aussi je le désire. Allons-nous-en donc ailleurs. Et l’on dit :
Effrayés par la crainte du pays étranger, employant toutes sortes de ruses, et sans courage, les corbeaux, les poltrons et les daims meurent dans leur pays.
Et en outre :
Celui pour qui il y a partout un refuge, pourquoi se laisse-t-il périr par attachement pour son pays ? C’est le puits de mon père : en disant cela, les lâches boivent de l’eau saumâtre.
Quand Yadbhavichya entendit cela, il rit tout haut et dit : Ah ! ce que vous avez avisé tous deux n’est pas bon, car, sur une simple parole de ces pécheurs, est-il convenable d’abandonner cet étang dont nos pères ont hérité de leurs aïeux ? Si nous devons perdre la vie, nous mourrons même après nous en être allés ailleurs. Et l’on dit :
Les desseins des serpents et des méchants, qui vivent des défauts d’autrui, ne s’accomplissent pas : c’est à cause de cela que ce monde existe.
Ainsi je n’irai pas. Quant à vous, vous ferez ce qui bon vous semble.
Lorsque Anâgatavidhâtri et Pratoutpannamati connurent sa résolution, ils s’en allèrent avec leur suite. Le lendemain matin, l’étang fut visité avec des filets par les pêcheurs, et tous les poissons de cet étang furent pris avec Yadbhavichya.
Voilà pourquoi je dis :
Anâgatavidhâtri et Pratyoutpannamati virent tous deux s’accroître leur bonheur ; Yadbhavichya périt.
Après que le tittibha eut entendu cela, il dit : Ma chère, me crois-tu pareil à Yadbhavichya ? Vois donc ma force, car avec mon bec je dessécherai ce méchant Océan. — Ah ! dit la femelle, quelle guerre peux-tu avoir avec l’Océan ? Ainsi il n’est pas convenable de faire la guerre contre lui. Et l’on dit :
Aux hommes sans force leur colère cause leur malheur : un pot ardent outre mesure brûle principalement ses propres parois.
Le fou qui fait courir les grands chevaux périt par sa propre faute ; la lumière allumée ne fait certainement pas à sa volonté un combustible des sauterelles.
Ma chère, dit le tittibha, ne parle pas ainsi. Ceux qui possèdent la force du courage, lors même qu’ils sont très-petits, vainquent les grands. Et l’on dit :
Ceux qui sont impétueux vont en face de l’ennemi quand il est dans toute la plénitude de sa force, comme maintenant encore Râhou se présente en face de la lune.
Et ainsi :
Quoique l’éléphant en rut, des tempes duquel dégoutte un liquide noir, le surpasse en force, le lion lui met la patte sur la tête.
Et en outre :
Lors même que le soleil est dans l’enfance, ses rayons tombent sur les montagnes : pour ceux qui sont nés avec de l’énergie, à quoi sert l’âge ?
Et ainsi :
L’éléphant est très-gros, et il obéit à l’aiguillon : est-ce que l’aiguillon est de la taille de l’éléphant ? Quand la lampe brûle, l’obscurité s’évanouit : est-ce que l’obscurité est aussi petite que la lampe ? Frappées par la foudre, les montagnes tombent : est-ce que la montagne est de la même grandeur que la foudre ? Celui dont l’énergie brille est fort ; quelle confiance avoir en ce qui est grand ?
Ainsi avec ce bec j’amènerai toute son eau à l’état de terre sèche. — Hé, mon cher! dit la femelle, cet Océan où la Djâhnavî, après avoir reçu neuf cents rivières, se jette constamment ainsi que le Sindhou, cet Océan qui se remplit de dix-huit cents rivières, comment donc avec un bec qui porte une goutte d’eau le dessécheras-tu ? Par conséquent à quoi bon des paroles auxquelles on ne peut ajouter foi ? — Ma chère, répondit le tittibha :
L’absence de découragement est la racine de la prospérité ; mon bec est pareil au fer ; les jours et les nuits sont longs : l’Océan ne se desséchera-t-il pas?
Et ainsi :
La supériorité est difficile à acquérir tant que l’homme ne fait pas acte de courage : quand il s’est élevé au-dessus de la Balance, le soleil est vainqueur des multitudes de nuages même.
S’il faut nécessairement que tu fasses la guerre avec l’Océan, dit la femelle, appelle donc les autres oiseaux aussi, et fais-la en société d’amis. Car on dit :
L’association de plusieurs, quand même ils sont faibles, donne de la force : avec des herbes est tressée la corde au moyen de laquelle l’éléphant même est attaché.
Et ainsi :
Un moineau femelle, un grimpereau, une mouche et une grenouille firent périr un éléphant au moyen d’une guerre faite en grande compagnie.
Comment cela ? dit le tittibha. La femelle dit :
“Les trois Poissons”
- Panchatantra 15