Elina Batam
Poètesse – L’hirondelle et la petite Céline
Un matin, alors que Rochecolombe le chamois était en train de brouter le liseron qui avait envahi les jardins du Synclinal, il entendit un gémissement derrière les herbes de la pampa. Il bondit par-dessus les parterres de choux et de salades, et s’arrêta net devant un nouveau lambeau qui venait de surgir au pied des grands plumeaux blancs. Il était encore très vaporeux, mais il put toutefois distinguer la silhouette d’une fillette de cinq ou six ans. Rochecolombe eut l’impression qu’elle gémissait en se pliant régulièrement sur elle-même, comme si elle avait mal au ventre. Il se mit à arroser délicatement sa fine racine, et appela Raguse le castor pour qu’il enfouisse à ses pieds du bon humus de la forêt.
Au bout d’une semaine de soins, le lambeau avait repris des forces et s’était précisé, même s’il gardait une étrange couleur sépia. Sous sa petite frange brune, la fillette avait de grands yeux noirs qui éclairaient son visage tuméfié ; ses cheveux en bataille, coupés au bol, étaient gras, et ses vêtements tout dépenaillés. Elle continuait à se plier en deux régulièrement en se tenant le bas-ventre, en disant maintenant distinctement « Aïe, j’ai mal ! ». Chafouin crut voir comme des coccinelles descendre très rapidement de dessous sa jupe le long de ses mollets, il s’approcha et recula en s’écriant d’effroi :
– Des gouttes de sang !
Les autres animaux s’approchèrent à leur tour et écarquillèrent les yeux de frayeur.
– Que ce lambeau a dû souffrir ! s’exclama Mano en regardant tour à tour les perles de sang, et le visage tuméfié de la fillette qui semblait crier de douleur sans qu’aucun son ne sorte de sa gorge.
La fillette surprit tout le monde en s’assénant soudain un coup de poing sur le crâne :
– Vilaine ! Chut !
Puis, elle retomba dans une sorte de prostration silencieuse et immobile, seule sa racine tachée de sang continuait à ondoyer au vent.
Les animaux éprouvèrent beaucoup de compassion pour cette fillette qui avait l’air de tant souffrir ; ils la soignaient chaque jour avec beaucoup de tendresse. Raguse la nourrissait au petit matin avec le meilleur fumier fabriqué dans le Synclinal, tandis que Mano et Chafouin venaient régulièrement tenter de la distraire en jouant du tam-tam sur des coques de noix vides. Quand elle commençait à se plier en deux, les écureuils se mettaient à se trémousser comme de beaux diables en tendant leurs pattes pour l’inviter à danser ; de temps à autre, son visage se décrispait légèrement et la fillette les regardait quelques secondes, interdite ; Chafouin parvint même une fois à provoquer un début de sourire en faisant une pirouette très rigolote, qui lui bloqua complètement le dos pendant trois semaines. Mais la fillette était bien vite happée de nouveau par sa souffrance.
Un jour, alors qu’Azur le papillon s’amusait à la chatouiller en voletant près de ses joues, une forme apparut sur l’épaule sépia de la fillette. Couspeau le pic noir reconnut tout de suite l’hirondelle rustique, avec sa longue queue noire effilée en forme de fourche. La petite fille sourit pour la première fois en frottant sa joue contre l’oiseau. Peu de temps après, cinq œufs d’hirondelle apparurent dans la poche de sa veste, où l’oiseau se mit à venir couver régulièrement. La fillette ne parlait toujours pas aux animaux, comme si elle ne se rendait pas bien compte de leur présence ; ses tics de douleur s’étaient un peu espacés, et elle passait beaucoup de temps à caresser son hirondelle et à la regarder tournoyer au-dessus des jardins du Synclinal.
Après un traitement fortifiant au purin d’ortie, les animaux estimèrent que le lambeau était suffisamment renforcé ; le moment était venu de couper sa racine pour que la fillette puisse gambader librement dans le Synclinal et retrouver ainsi toute sa forme. A peine Raguse l’avait-il scié avec ses incisives qu’elle courut vers le rivage de la Vèbre, suivie par son hirondelle. Elle s’agenouilla au bord de l’eau et se débarbouilla le visage en répétant :
– « Sale, tu es sale ! »
Mano vint s’asseoir à côté d’elle alors qu’elle plongeait ses cheveux gras dans l’eau en les frottant énergiquement entre ses petits doigts potelés ; des gouttes de sang continuaient à perler le long de ses mollets. Pour la première fois, elle parut le voir réellement :
– Bonjour l’écureuil ! Je m’appelle Petite Céline et toi ?
– Enchanté Petite Céline, moi c’est Mano l’écureuil.
Elle voulut tendre sa menotte pour le caresser, mais elle se ravisa aussitôt, un éclair de méfiance passant dans son regard. L’hirondelle s’abreuvait à côté d’eux.
– Tu as vu comme elle est jolie ? C’est elle qui m’apprend comment faire pour m’échapper des dangers et être plus courageuse.
– Ah bon,, qu’est-ce qu’elle t’a appris ? demanda Mano intrigué.
– A dormir perchée sur les roseaux au bord des étangs ; c’est comme cela qu’elle fait avant de partir pour sa grande migration en Afrique : elle se retrouve avec ses autres amies hirondelles et elles dorment en groupe sur les roseaux ; leurs prédateurs ne peuvent pas les attaquer pendant la nuit parce qu’ils ne savent pas nager et en plus, les roseaux font du bruit dès que quelqu’un avance dedans. Elle peut dormir sans crainte !
– C’est comme moi, quand j’ai peur du lynx, je monte me percher au sommet des arbres pour dormir tranquille.
L’hirondelle se lissa les plumes consciencieusement avec une sorte de cire qu’elle allait récupérer avec son bec au bas de son dos.
– C’est comme ça qu’elle se protège de la pluie ; parce que tu sais l’écureuil, mon hirondelle fait des milliers de kilomètres jusqu’à l’Afrique où elle peut trouver tous les insectes dont elle a besoin pour passer l’hiver sans avoir faim. S’il se met à pleuvoir quand elle traverse la mer Méditerranée, elle ne peut pas s’abriter quelque part, elle ne peut même pas se reposer quelque part ! Elle doit continuer à voler, continuer tout le temps même si c’est comme si ça ne s’arrêtera jamais ; elle ne veut pas mourir alors elle continue à voler, toute seule dans le ciel immense…
La fillette eut un petit sanglot et caressa l’hirondelle qui roucoula doucement.
– Elle est très, TRES courageuse ! Tu te rends compte l’écureuil, traverser la mer immmmense, sans s’arrêter de voler, toute seule dans le ciel immense ?!
– Ah oui, c’est épatant ! Hector le rouge-gorge a fait aussi une migration en Afrique, il m’a dit qu’il avait dû voler sans s’arrêter du crépuscule au lendemain midi pour traverser la Méditerranée.
– Parfois, je monte sur son dos et elle m’emmène faire des promenades dans le ciel ; je me sens comme un flocon de neige sur son dos, je n’ai plus mal au ventre ; je ne veux plus redescendre !
L’hirondelle alla se blottir dans la poche de la fillette pour couver les œufs.
– Ses oisillons vont bientôt naître ? lui demanda Mano.
– Oui, dans deux ou trois jours. Elle n’est la maman que de deux œufs, les autres viennent de deux autres mamans.
Elle leva brusquement la tête en regardant Mano, l’air terrifié :
– Il n’y a pas d’éperviers ici j’espère? Ils attaquent et mangent des milliers d’hirondelles!
– Non, mais il y a d’autres rapaces… Ne t’inquiète pas, on t’aidera à protéger les oisillons, promis !
Les premières semaines, la Petite Céline ne s’éloignait pas beaucoup du bord de la Vèbre, car elle était reprise régulièrement par un besoin irrépressible de se laver. Mais les animaux la voyaient de moins en moins pliée en deux, crispée de douleur. Elle était souvent allongée dans l’herbe à regarder son hirondelle voler entre les nuages. Quand les cinq œufs éclorent, elle se mit à soigner les oisillons avec beaucoup d’attention ; elle se baladait lentement le long de la rivière en parlant aux cinq petites têtes roses qui dépassaient du nid qu’elle tenait serré contre elle. Elle devint de plus en plus souriante, et abandonna naturellement ses séances de lavage frénétique ; ses cheveux retrouvèrent peu à peu la légèreté de sa tignasse d’enfant. Un matin, Rochecolombe la trouva assise sur un rocher au bord de la Vèbre ; penchée sur l’onde claire, elle chantonnait en essayant de faire tenir une rose sauvage entre ses mèches.
– L’églantier vous va à ravir princesse Céline ! dit le chamois en mimant le ton alambiqué des gens de la Haute.
Du bout de ses dents, il cueillit une grosse marguerite du bord de la rivière et s’avança cérémonieusement vers la fillette.
– De quoi compléter votre parure très chère. Vous serez alors la plus jolie fleur du Synclinal !
– Merci Sire chamois, vous êtes adorable !
La fillette saisit la marguerite et la fixa dans sa frange.
– Le vent vous a t-il apporté des messages pour moi ? demanda t-elle.
Rochecolombe avait des talents cachés de comédien, mais bien peu d’animaux du Synclinal ne lui accordait du temps pour jouer, sauf parfois Raguse quand il n’était pas en train de construire ses barrages. Le castor avait toujours rêvé des rivières sauvages du grand Nord canadien que toute la gente Castor du Synclinal disait pleines de merveilles ; avec le chamois, ils devenaient alors les grands explorateurs d’une équipée incroyable le long de la Vèbre transformée en fleuve Mackenzie. La fillette, au début complètement incapable de rentrer dans le jeu, restait de marbre face aux invitations du chamois. Puis, un jour, elle s’était amusée à lui répondre avec les manières d’une princesse, ce qui avait poussé le chamois à l’appeler désormais « princesse Céline ». Depuis, il jouait au fidèle messager qui rapportait régulièrement à la princesse les nouvelles des hauteurs des Trois Becs ; princesse Céline insistait souvent pour savoir s’il n’avait pas vu venir à l’horizon la Grande Céline, car elle l’attendait impatiemment, jour après jour. Peu à peu, elle s’était mise à jouer son rôle avec beaucoup de plaisir, en laissant libre cours à son imagination débordante.
La Petite Céline se mira dans l’eau, la marguerite et la rose entre ses mèches.
– Mon fidèle messager, j’ai entendu la Grande Céline tout à l’heure…
– Ah, fantastique ! Et que vous a t-elle dit princesse ?
– Elle me disait que j’étais jolie et qu’elle avait envie de me serrer dans ses bras !
– Wouah, merveilleux !
Le chamois comprit que le lambeau les quitterait bientôt ; il en eut le cœur serré et regarda la fillette avec beaucoup de tendresse.
– Messager, peux-tu monter au sommet des Trois Becs et souffler à la Grande Céline comme je suis si contente de l’avoir entendu ?
– Aussitôt dit, aussitôt fait princesse !
Et le chamois détala à l’assaut des parois rocheuses.
La fillette se mit même à participer aux cache-cache géants que les animaux organisaient régulièrement dans la forêt ; un jour cependant, elle rentra dans une crise de pleurs incontrôlable après que Chafouin lui ait sauté dessus par surprise ; son hurlement de panique avait retenti dans tout le Synclinal, au point que Rochecolombe, perché sur les Trois Becs, avait senti les falaises frémir sous ses sabots. Chafouin s’était confondu en excuses ; comme elle ne voulait pas qu’il s’approche d’elle à moins de cinq mètres, il était allé chercher un petit tas de sa réserve de noisettes et l’avait laissé au pied d’un chêne, à quelques mètres d’elle. L’hirondelle avait roucoulé à son oreille pour calmer ses sanglots ; puis, elle s’était endormie d’épuisement sur le tapis de feuilles. Les animaux surent alors qu’ils pouvaient jouer avec elle à condition de ne jamais plus la surprendre.
Au bout de quelques mois, la fillette avait des mollets d’acier et des joues bien roses à force d’arpenter le Synclinal ; elle le connaissait maintenant comme sa poche, et passait le plus clair de son temps à jouer à ses jeux d’enfants dans la forêt, escortée par les cinq jeunes et l’hirondelle. Un soir à la veillée autour du feu de bois, la Petite Céline raconta avec un air émerveillé comment son hirondelle avait une nuit crever les deux yeux d’un énorme épervier qui avait voulu la manger.
– Ce n’était même pas de sa faute ; elle était là, en train de dormir tranquillement sur son roseau ; c’est lui qui a voulu lui faire mal…Non, ce n’était pas de sa faute… répéta t-elle en regardant le feu avec ses deux grands yeux noirs qui n’avaient jamais regardé aussi calmement.
– Chers animaux, continua t-elle d’une voix douce, aujourd’hui j’ai entendu la Grande Céline m’appeler, elle veut me retrouver…
Un grand sourire illumina son visage.
– Avec Chafouin, nous te raccompagnerons demain jusqu’à elle, lui répondit Mano en se hissant sur ses genoux, le pelage rougeoyant à la lueur des flammes. Les hirondelles ne pourront pas venir avec toi là où tu vas ; tu voudras bien nous les confier pour qu’on les remette dans un endroit sûr pour elles dans le monde des humains ?
– D’accord, je sais que vous n’allez pas les trahir; mais j’aimerais que vous leur trouviez un étang entouré d’une forêt de roseaux pour qu’elles soient bien protégées. J’aimerais qu’elles soient encore là pour que je puisse traverser la mer Méditerranée avec elle l’an prochain !
Situé au cœur de la forêt du Synclinal, un puits s’ouvrait sur le monde des humains et aspirait les lambeaux quand ils étaient prêts à y retourner. Dès le lendemain à l’aube, Mano, Chafouin, la Petite Céline et les six hirondelles se laissèrent happer par le puits. Ils eurent juste le temps de se dire au revoir avant que la Petite Céline ne se retrouve dans les pensées de la Grande ; elle se sentit inondée de tendresse, comme si tout d’un coup elle redevenait la petite fille innocente qu’il avait en fait toujours été. Mano et Chafouin avaient atterri dans la huche à pain, derrière la Grande Céline penchée sur son chevalet. Les écureuils aperçurent le beau visage dessiné au fusain de la fillette que la Grande Céline caressait doucement pour faire apparaître les ombres.
Adage :
L’enfant qui sommeille au fond de nous est un trésor,
trop souvent acculé au silence.
Il a cru qu’elles étaient légitimes, ces violences coupables qui l’ont bâillonné…
L’innocence meurtrie n’a pas à se taire, bien au contraire !
L’hirondelle et la petite Céline par Elina Batam, novembre 2012.