Dans les services que l’on rend,
N’avoir qu’un intérêt présent,
Puis exiger qu’on nous en tienne compte,
A mon avis c’est se couvrir de honte ,
Et mériter que tout homme prudent
Quelque jour nous rende justice ,
En ne mettant pas d’autre prix
A ce que nous vantons comme important service.
Que la froideur et le mépris :
Car si l’on doit payer avec usure
Un service important et désintéressé ,
Dans la fable suivante on aura la mesure
Du retour qu’aux bienfaits , vantés par l’imposture,
Doit réserver l’homme sensé.
Un Homme prit une Belette
Dans un piège à prendre les rats :
Cet animal, aussi bien que les chats ,
Contre la gent ratonne est toujours en vedette.
Près de mourir, pour défendre ses jours,
La dame à longue échine à la plainte a recours;
Et s’adressant, dans sa frayeur mortelle ,
A l’homme qui peut de son sort
Décider sans appel : « Pourquoi veux-tu ma mort?
» De grâce épargne-moi, dit-elle;
» C’est moi qui, sous ma dent pieusement cruelle ,
» Détruis les rats et les souris
» Qui jour et nuit infestent tes lambris. »
À ce discours l’homme réplique :
« Je souscrirais à ta supplique,
» Et comme un sot me trouvant pris ,
» Je veux bien t’avouer, ma mie ,
» Que je t’accorderais ta vie,
» Si , pour moi sans cesse aux aguets »
» En détruisant cette vermine,
» Qui va dévastant mes guérets,
» Et rongeant tout dans ma cuisine,
» Ton appétit glouton ne se promettait pas
» De faire , à leurs dépens, de somptueux repas,
» Et de profiter de leurs restes !
» Mais c’est en vain que tu protestes
» De ta fidélité pour moi,
» Cesse de me vanter ton zèle imaginaire. »
À ces mots, sous ses pieds il met la téméraire,
Et pour la payer de sa foi ,
Il assène à la mâle-bête
Un coup de bêche sur la tête.
Cette fable s’adresse à ceux
Qui, dans nos troubles domestiques,
Se sont couverts du sang de tant de malheureux;
Et craignant, à leur tour, de voir tourner contre eux
Et les fureurs démagogiques,
Et l’appareil des échafauds,
Ont su prévenir leurs complices,
Et livrer au fer des bourreaux
Les membres réprouvés de ces vils tribunaux
Chargés de consacrer d’horribles injustices,
Uniquement pour éviter le sort
De tant d’innocentes victimes
Dont ils avaient signé la mort.
Puis espérant par là justifier leurs crimes,
Et se laver de plus d’un tort,
Ces Messieurs ont eu l’impudence
De se proclamer, à grands cris,
Les protecteurs, les sauveurs de la France,
Et des plus noirs forfaits ont réclamé le prix.
Puisqu’on nous délivrant des rats et des souris,
Les monstres, comme la Belette,
N’ont eu dans un si beau projet
D’autre but que leur intérêt,
Nous savons comme on doit acquitter cette dette.
“L’Homme et la Belette”
Mustela et Homo
Mustela ab homine prensa, cum instantem necem
Effugere vellet, Parce, quæso, inquit mihi,
Quæ tibi molestis muribus purgo domum.
Respondit ille Faceres si causa mea,
Gratum esset et dedissem veniam supplici.
Nunc quia laboras ut fruaris reliquiis,
Quas sunt rosuri, simul et ipsos devores,
Noli imputare vanum beneficium mihi.
Atque ita locutus improbam leto dedit.
Hoc in se dictum debent illi agnoscere,
Quorum privata servit utilitas sibi,
Et meritum inane iactant imprudentibus.
Phedre – (14 av. J.-C. – vers 50 ap. J.-C.)
L’Homme et la Belette
Une Belette, prise par un Homme, cherchait à éviter la mort qui la menaçait: « Grâce, je vous prie, lui disait-elle, pour celle qui détruit les rats dont votre maison est infestée. » L’Homme lui répondit: si tu le faisais pour moi, je t’en aurais gré, et je céderai à ta prière; mais, comme tu ne travailles que pour jouir, en dévorant les rats eux-mêmes, des restes qu’ils devaient ronger, veuille bien ne pas te glorifier et cesse de me vanter tes vains services. Il dit, et tua la méchante bête.
Ici doivent se reconnaître ceux qui n’agissent que dans leur propre intérêt, et qui citent impudemment des bienfaits imaginaires.
Fable de Phedre traduite par Ernest Panckoucke (1808 – 1886) édition 1839