Fables et Légendes du Japon
Anonyme – contes orientaux – L’unique parapluie
Un beau soir d’été, le ciel est parsemé d’étoiles, au milieu desquelles la lune, dans son plein, trône comme une reine.
Le boulevard de Masagocho est noir de monde: flâneurs attitrés, qui s’ennuient chez eux le soir; touristes de passage, qui viennent étudier les curiosités de la rue; amateurs à la
recherche de quelque objet nouveau ; étudiants et étudiantes, en quête de distractions ; sœurs aînées ou grand’mères promenant, attaché sur leur dos, un marmot qui dort ou piaille: c’est un perpétuel va-et-vient d’ombres qui se détachent en noir sur la lumière projetée par la lune.
De temps à autre des cris variés: c’est un Kurumaya qui se fait un passage à travers la foule. Il tire en courant sa voiture, sur laquelle se prélasse un monsieur à la dernière mode, tout fier de voir qu’on se dérange pour lui, ou bien, c’est le marchand ambulant de vermicelle; il porte sur l’épaule un long bambou aux deux extrémités duquel se balancent les longues boîtes qui contiennent la soupe fumante. C’est encore le masseur de profession, aveugle et grave: de la main droite, il tient un long bâton, dont il se sert pour assurer sa démarche incertaine, et de la main gauche, un petit sifflet, qu’à intervalles réguliers il porte à la bouche pour en tirer ce son particulier, semblable au cri de la chouette, qui le fait reconnaître partout.
Des magasins coquets et gracieux sont alignés de chaque côté de la rue
De chaque côté de la rue sont alignés les petits magasins, coquets et gracieux, brillamment éclairés, les uns par des lampes à pétrole, les autres à la lumière électrique. Largement ouverts à tous les regards, ils exposent sans aucun mystère leurs marchandises diverses, rangées dans un ordre élégant.
Ils sont un peu délaissés le soir. La foule préfère circuler devant les nombreux étalages qui se succèdent de chaque côté du boulevard, à une petite distance des maisons. Ces étalages consistent en un simple tapis ou une mince natte étendue sur le sol. Éclairés par des lampes fumeuses ou des lanternes bigarrées, ils forment un panorama ravissant, que dépare à intervalles réguliers l’ombre épaisse des énormes et disgracieux poteaux du télégraphe ou du téléphone.
Là, sont alignés avec goût et élégance tous les objets à la mode du jour: fleurs et fruits de la saison, bijoux faux, lunettes de myope ou de presbyte, étoffes et soieries, porcelaines et ustensiles de ménage, bouquins et vieilles revues, jouets d’enfants, sucreries et pâtisseries alléchantes. Derrière chaque étalage, assis sur les talons et fumant tranquillement sa pipe, le marchand ou la marchande attend les acheteurs et invite les passants.
Les spectacles sont variés. Voici le bouquiniste, devant l’étalage duquel les étudiants s’arrêtent. Ils contemplent et feuillettent de vieux livres que, la plupart du temps, ils n’achèteront pas: car l’étudiant, en général, loge le diable dans sa bourse.
Ici, c’est le diseur de bonne aventure, le voyant de l’avenir. Il est assis devant une petite table, sur laquelle sont posés les bâtonnets mystérieux aux chiffres fatidiques. Grave et solennel, il attend que quelque naïf vienne lui confier ses secrets, et moyennant trois sous, apprendre de sa bouche la solution d’un problème d’avenir.
Là, c’est le charlatan bavard qui vend des drogues auxquelles il décerne un brevet d’efficacité infaillible, déblatère contre les médecins qui tuent le pauvre monde, et vendra cinq sous une fiole merveilleuse.
Yotaro se promène
A quelques pas de lui, un jeune homme à la faconde intarissable, monté sur un tréteau et dominant la foule du geste et de la voix, vend aux enchères des étoffes, que tout naturellement il déclare inusables et de qualité supérieure. Plus loin, nous rencontrons le calligraphe habile; accroupi devant une immense feuille de papier, il trace sur elle, avec un pinceau qu’il s’est fixé au front, des caractères chinois, dont tout le monde s’accorde à proclamer le dessin admirable.
L’unique parapluie
En face, sur une table recouverte d’un tapis, est installé un phonographe discret, du sein duquel s’échappent, comme autant de rayons, de longs tubes en caoutchouc. De nombreux auditeurs ont acheté pour un sou le droit de s’enfoncer ces tubes dans les oreilles, et ils écoutent immobiles la mélodieuse symphonie. Enfin, pour terminer, voici un homme d’un certain âge qui vend des verres de lampe incassables. Ne riez pas: car ce qu’il dit, il le prouve. Il se sert, en effet, de ces verres de lampe, tantôt comme d’un marteau pour enfoncer des clous, tantôt comme de baguettes de tambour pour frapper sur une planche.
Perdu dans la foule, Yotaro se promène. C’est un garçon de quinze ans. Il porte la casquette des étudiants d’un lycée quelconque. De la main droite, il tient un immense parapluie, grand ouvert. Ce parapluie est en papier huilé, couleur paille, à baleines de bambou. Tout le monde peut y lire de loin, tracés en gros caractères, les nom et prénom de son propriétaire, le nom de sa rue et le numéro de la maison qu’il habite. «Quel original!» se disent les passants sans y prêter une plus grande attention: car, à cet âge, toutes les fantaisies sont permises.
Yotaro rencontre un de ses camarades d’école:
– Quel est donc, Yotaro, le motif séduisant
Qui te pousse à porter ce riflard élégant?
Pleuvrait-il à torrents, sous des cieux aussi pâles?
– S’il pleuvait quelque chose, il pleuvrait des étoiles!
– Serait-ce le soleil qui te blesse les yeux?
– Non, car depuis une heure, il a quitté nos cieux.
– Craindrais-tu par hasard l’influence lunaire?
– Phébé ne brûle pas le monde qu’elle éclaire.
– Mais alors… pourquoi donc ce parasol gênant?
– Devine, si tu peux; je te le donne en cent.
– J’ai deviné! Tu veux, dans ton orgueil extrême,
Te faire remarquer: c’est toujours ton système!
– Que le monde m’observe ou ne m’observe pas,
Cela m’est bien égal, et ne me trouble pas,
– Alors, tu n’es qu’un fou; je vais te faire pendre!
L’unique parapluie
L’unique parapluie
– Un fou? Non, non! Écoute, ami. Tu vas comprendre.
Pour quatre, nous n’avons dans toute la maison
Que ce seul parapluie: il fait chaque saison.
Quand il pleut, mon papa, pour aller à l’ouvrage,
L’emporte; quand il fait un soleil sans nuage,
Ma maman le prend, pour aller chez le marchand.
Si je veux à mon tour me payer l’agrément
De le porter parfois, puis-je autre temps le faire
Que lorsqu’il ne pleut pas, et que la lune est claire?
Yotaro reçut un formidable coup de poing
Et Yotaro continue sa promenade, le parapluie toujours ouvert, à travers la foule. Tout à coup, il se sent violemment arrêté par le bras, tandis qu’un formidable coup de poing vient s’abattre sur sa tête. Le pauvre parapluie, brusquement arraché de la main qui le porte, va rouler dans la poussière…
Yotaro distrait avait failli crever l’œil d’un paisible passant. Il résolut ce soir-là de ne plus exposer l’unique parapluie de la famille à de si désagréables aventures et d’aller désormais le promener dans la campagne, loin de la foule.
« L’unique parapluie »
Fables et contes japonais par Claudius Ferrand en 1903