Un usurier, outre son or
Et des billets sous toute forme,
Gardait dans son armoire un précieux trésor ;
C’était une liasse énorme
De contrats, d’actes importants
Séchés et jaunis par le temps.
Malgré son immense fortune,
Notre Harpagon point n’en usait ;
Son avarice peu commune
Sans cesse thésaurisait.
Rien chez lui n’était confortable,
Ni le logement, ni la table.
Il portait un chapeau crasseux,
Des habits râpés et graisseux ;
D’un cuisinier épargnant la dépense,
Lui-même il faisait sa pitance.
Quant aux chevaux, laquais et sommelier,
C’était un luxe, on l’imagine,
Que se refusait sa lésine.
Enfin, son chétif mobilier
N’était bon qu’à mettre au grenier.
Un jour, en ouvrant son armoire,
Pour y compter ses chers écus,
Il fut surpris d’y trouver un intrus
Qui, du bahut faisant son réfectoire,
À belles dents rongeait ses billets au porteur
Et des papiers d’une grande valeur.
C’était un vieux rat ; notre ermite
Trouvant vide la marmite,
Quand à la triste maison
Il vint faire une visite,
Avait percé la cloison
Du meuble de sapin antique
Qu’il prit pour un garde-manger,
Et là, notre rat famélique
Se croyait hors de tout danger.
L’usurier saisi de rage,
En apercevant le ravage
Commis dans son coffre-fort,
Cria : « Tu mérites la mort,
« Méchante et vilaine bête
Dont la gourmandise indiscrète
« Fait hélas ! à ma cassette
« Un irréparable tort ;
« Je vais te briser la tête.
« Au lieu de réduire en débris
« Des contrats d’un si haut prix,
« Ne pouvais-tu dans ma panéterie
« Exercer ta gloutonnerie
« Sur des mets moins dispendieux ! »
« Seigneur, répondit le compère,
« Calmez un peu votre colère;
« Écoutez-moi ; vous me jugerez mieux.
« Si j’ai croqué des liasses
« De vos vieilles paperasses,
« C’est que céans je n’ai pu découvrir
« D’autre aliment pour me nourrir.
« Croyez bien que d’un fromage
« J’eusse préféré le régal
« À ces feuillets que vous tenez en cage
« Et dont j’écornai quelque page,
« Sans penser nullement à mal.
« Mais, du toit jusqu’à la cave,
« Dans votre maison c’est en vain
« Que, pour apaiser ma faim,
« J’ai fureté, cherchant un oignon, une rave,
« Une patate, une croûte de pain;
« Force me fut, dans ma détresse,
« De m’attaquer à votre caisse. »
Ce disant, par son trou fuit l’animal rongeur,
Sans attendre la réplique
Que l’avare, armé d’une trique,
Préparait au ravageur.
Ma fable en sa morale est claire ;
Tel se prive du nécessaire,
Pour épargner un louis,
Qui, par son avarice, abrège sa carrière
Et perd ses trésors enfouis
Par sa passion usurière,
Lorsqu’un voleur entre dans son logis,
Ou que la mort vient fermer sa paupière.
“L’Usurier et le Rat”