Notice sur la vie de La Fontaine par H. Balzac

Jean de La Fontaine est né à Château-Thierry, le 8 juillet 1621. Son père, Jean de La Fontaine, Maître des Eaux-et-Forêts à Château-Thierry, avait épousé Françoise Pidoux, fille du Bailli de Coulommiers.
La jeunesse du plus grand de nos poètes est enveloppée d’un voile presqu’ impénétrablement : le siècle, dont il est un des plus beaux ornements, lui a marqué trop d’indifférence, pour avoir su recueillir des détails chers à la postérité.
Si La Fontaine étudia, ce fut sous des maîtres de campagne; quant aux grands enseignements, ils vinrent de la nature. Toute sa vie, il ignora le grec; lorsqu’une connaissance intime d’un beau passage de l’Iliade lui devenait nécessaire, il avait recours à Racine; grâce à l’habileté du célèbre interprète, La Fontaine, semblable aux aveugles auxquels la nature accorde presque un sens de plus pour comprendre les œuvres du Créateur, parvenait à saisir toutes les beautés d’un langage qui lui était inconnu : enfin, l’avis qu’un de ses parents nommé Pintrel lui donna, bien tard pour tout autre, de consulter les anciens et de les prendre pour modèles, accuse la profonde insouciance de sa jeunesse pour les travaux répugnants de l’école.
A dix-neuf ans, la fantaisie lui prit d’entrer à l’Oratoire, sans doute à cause du farniente qu’il crut apercevoir dans la vie monastique; peut-être aussi la liberté dont on jouissait dans cette Congrégation le séduisit-elle; mais effrayé aussitôt qu’il sentit un lien, il n’y resta que dix-huit mois. S’il faut en croire un auteur, c’est là qu’on aurait surpris La Fontaine, jetant son bonnet carré d’un étage élevé, et s’amusant à l’aller chercher poux le laisser tomber encore.
Ce seul fait révèle toute une existence, prédit tout un avenir : il suffit aux âmes amies de la poésie, de cette poésie qui se glisse dans la vie, dans les sentiments, dans les actions, comme elle entre dans le marbre, comme elle anime les vers, comme elle glorifie les siècles, pour deviner les secrets et les pensées d’une jeunesse oisive, vagabonde, ignorante même : puis, si l’on vient à rassembler en un seul tableau les peintures si gracieuses de l’enfance, éparses dans les Fables de La Fontaine, peut-être comprendra-t-on, de cœur et tout à coup, son jeune âge, fainéant pour le vulgaire, mais avide de sensations, les recueillant avec ivresse, les amassant sans savoir qu’un jour le souvenir les rapportera fidèlement au poète. C’est en un mot la création magique de la mine d’or, dont la nature dérobe le long travail à l’homme étonné.

Si la dernière moitié de la vie de La Fontaine ne justifiait pas entièrement cette histoire présumée de son enfance, il est une anecdote qui la rendrait sincère à un vrai poète; c’est le réçit fait par un contemporain du jour d’avènement au temple de Mémoire, le jour de la nativité poétique de La Fontaine. Il avait vingt-deux ans ; un jeune officier en quartier d’hiver à Château-Thierry lut devant lui et avec emphase l’Ode de Malherbe:
Le croirez-vous, races futures, etc.
« Il écouta, dit-on, avec des transports mécaniques de joie, d’admiration et d’étonnement.» Là, ses lèvres furent touchées, comme celles du prophète, par un charbon ardent, et son génie s’éveilla. Le père de La Fontaine avait ardemment souhaité un fils auteur; aussi les premiers essais du jeune homme lui causèrent-ils une joie incroyable. Il est peut-être le seul de nos grands hommes dont la vocation ait été en harmonie avec les vœux paternels. La Fontaine fut revêtu de la charge de son père; mais il en remplit les fonctions avec si peu de goût qu’après trente ans d’exercice, il ignorait, au dire de Furetière, la plupart des termes de son métier.
Il épousa par complaisance pour sa famille la fille d’un lieutenant au baillage royal de La Ferté-Milon, nommée Marie Héricart. Elle était assez jolie et spirituelle; mais on prétend qu’elle fut l’original de madame Honesta, du conte de Belphégor. La Fontaine en eut un fils et vécut peu de temps avec elle. On voit qu’il ne fut pas plus ravi du mariage, qu’à dix-neuf ans de l’Oratoire. Le poète demeurait au sein du monde idéal de ses créations et ne pensait pas à quitter sa ville natale, où il vivait obscur, lorsque la duchesse de Bouillon, nièce de Mazarin, y fut exilée; on lui présenta La Fontaine : la protectrice de Pradon sut deviner les grâces naïves de la jeune muse provinciale; et, rappelée de son exil, elle amena La Fontaine à Paris.
Il trouva dans cette ville un de ses oncles nommé Jannart. Cet oncle était le favori de Fouquet; il présenta son neveu au surintendant; le poète en reçut une pension ; et au jour delà disgrâce, La Fontaine lui en témoigna une reconnaissance digne des temps antiques. Il y a quelque chose d’attendrissant dans la visite qu’il fit à Amboise, pour voir seulement la prison où son bienfaiteur avait gémi, et se faire conter la manière dont il était gardé. «Sans la nuit, dit-il, on n’aurait jamais pu m’arracher de cet endroit.»
La Fontaine adopta le séjour de Paris, et ne retourna plus à Château-Thierry que pour y vendre son bien, pièce à pièce, lorsque la nécessité l’y poussait, ainsi qu’il le dit lui-même dans son épitaphe : Mangeant son fonds avec le revenu.
Vivant parmi les personnages les plus célèbres du siècle, Racine, Chaulieu, Lafare, Boileau, Molière, Chapelle, Mignard, furent ses amis, et les princes de Condé, de Conti, le duc et le grand prieur de Vendôme, le duc de Bourgogne, ses protecteurs.
La Fontaine, nommé gentilhomme ordinaire de madame Henriette d’Angleterre, première femme de Monsieur, perdit cette place à la mort soudaine de cette princesse. Alors, ayant vendu une grande partie de son bien, et ne sachant guère tirer parti de ses ouvrages, il resta, seul de tant de grands hommes, oublié d’un Monarque dont les fastueuses largesses allaient chercher le mérite en pays étrangers ; mais aussi, deux femmes célèbres, d’abord Madame de la Sablière, et à sa mort, Madame Hervart, prirent soin de La Fontaine comme d’un enfant. Il trouva pour commencer, chez madame de La Sablière, le célèbre Bernier, auquel il dut les principes des philosophies d’Epicure, de Lucrèce et de Descartes, qui grossirent le trésor de ses magnifiques images et de ses idées sublimes.
Bien que les Contes aient été publiés dans un temps où Louis XIV, entouré de maîtresses et légitimant leurs enfants, ne songeait guère à se faire dévot, les Contes, ces chefs-d’œuvre inimitables de grâce, le désespoir des poètes, servirent de prétexte à Louis XIV pour ajourner pendant six mois l’élection de La Fontaine à l’Académie.
Ce fut dans le laps de temps compris entre l’année 1645 et l’année 1680, c’est-à-dire dans un espace de trente années environ, que La Fontaine fit paraître les chefs-d’œuvre qui l’ont immortalisé. Leurs diverses publications jetèrent peu d’éclat; comme toutes les poésies profondément pensées, elles demandaient aux contemporains et des méditations courageuses et le long abandon que réclame une belle poésie pour être entièrement comprise : Molière seul vit la brillante apothéose que l’avenir préparait au Bon-homme; mais une cour plongée dans le délire des fêtes, mais une nation tout entière à la galanterie, enivrées d’une gloire qui se glissait, comme une lumière, dans les moindres actions du souverain, pouvaient-elles se recueillir et entendre de tels chants, au milieu des rumeurs de la paix et de la guerre? Si Molière, Racine et Corneille virent naître leur renommée, ils le durent à l’éclat des triomphes de la scène; Bossuet arrêta l’attention, parce qu’il prophétisait sur des tombes; Bayle, La Bruyère, La Fontaine, Fénélon, penseurs profonds, livrant leurs œuvres aux hasards des préoccupations contemporaines, attendirent leurs couronnes de la postérité. Les Œuvres de La Fontaine ont été analysées par une foule d’écrivains; il leur est arrivé, comme a tous les commentateurs, de parler froidement à des cœurs émus. A Westminster , le Cicérone qui montre la hache dont un inconnu se servit pour décoller Charles Ier, dit aux curieux :
« Ne touchez pas la hache! »
Il existe si peu d’ouvrages qui, semblables aux œuvres du Créateur, n’aient besoin que des yeux pour exciter l’enthousiasme, qu’on devrait se garder, comme d’un sacrilège, de les confondre avec le reste, par des éloges de gazette.
Aussi avons-nous cru élever le seul monument digne de La Fontaine, en publiant ses Œuvres complètes, ornées de tout le luxe de la typographie, contenues dans un volume facile à transporter et d’un prix qui les rend accessibles à toutes les fortunes, malgré la beauté des vignettes et du papier. Là est l’éloge, parce que le poète y est tout entier; là est sa vie, parce que là sont toutes ses pensées. En 1692, La Fontaine tomba dangereusement malade, et alors, d’après les représentations de ses amis, il fit venir un confesseur : c’est à cette époque qu’il faut rapporter les anecdotes si originales, qui peignent le caractère de La Fontaine, sa candeur y parait sublime : elles sont tellement connues, que nous avons négligé de les raconter. Comme sainte Thérèse, il ne pouvait croire à l’éternité des peines, et le Bon-hommme espérait que les damnés finiraient par se trouver en enfer comme des poissons dans l’eau.
Deux ans après, le 13 mars 1695, La Fontaine mourut âgé de 74 ans. Il fut inhumé auprès de Molière, qui l’avait précédé de vingt-deux ans. Aujourd’hui, les restes de ces deux génies, les plus beaux dont la France s’honore, ont été transportés au cimetière du Père Lachaise, et leurs tombes sont placées sous le même ombrage.
Tels sont les événements les plus marquants de la vie de La Fontaine. Les anecdotes, dont les notices faites jusqu’à ce jour sont remplies, donnent bien, à la vérité, une idée du caractère de La Fontaine et de sa manière de vivre; mais, outre qu’elles sont devenues populaires, et qu’il est maintenant superflu de les répéter, nous ne pensons pas qu’elles suffisent pour comprendre la prodigieuse organisation et la vie intellectuelle de ce grand poète. Il faut être poète soi-même, ou avoir l’âme grande, noble, élevée, pour sentir le charme de cette vie exempte des tourments imposés par la jalousie, l’approche de la gloire ou les enfantements de la pensée. La Fontaine est le seul qui n’ait point expié le don de son génie par le malheur; mais aussi sut-il cultiver la Muse pour la Muse elle-même; et loin d’escompter avidement ses inspirations en applaudissements fugitifs, en richesses, en honneurs, il se crut assez payé par les délices de l’inspiration, et il en trouva l’extase trop voluptueuse pour la quitter et se jeter dans les embarras de la vie : il abusa même de cette précieuse faculté que la nature accorde aux poètes d’échapper à tout ce que le monde offre de hideux, et de monter vers un monde céleste et pur. La Fontaine s’était créé un factice univers comme une jeune imagination se crée une maîtresse, et il abandonnait rarement les êtres fantastiques dont il était entouré : aussi les contemporains nous l’ont-ils représenté « ayant un sourire niais, les yeux éteints, une habitude de corps, ignoble; indices frappants de cette profonde extase qui fit le bonheur de sa vie. Cependant le long usage de cette puissance concentrique de notre âme usa l’âme elle-même; et pendant les dernières années de sa vie, si sa raison ne fut pas altérée, il est constant que le poète avait disparu.
- Honoré de Balzac (Jean de La Fontaine par H. Balzac)
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