Observations et réflexions critiques sur le genre de l’apologue, et en particulier sur les fables de La Fontaine.
Par M. DECAMPE, un des quarante Mainteneurs.
OBSERVATION.I.
Quand on fait volontiers sa lecture du recueil des Fables de la Fontaine, on ne tarde pas à s’apercevoir que SES FABLES LES PLUS COURTES SONT EN GÉNÉRALE LES plus médiocres , tandis que les plus belles, celles qu’on relit avec plus d’attrait, sont d’une longueur qui semble quelquefois dépasser les bornes du genre; telles sont:
— les Animaux malades de la peste;
— le Chat, la Belette et le petit Lapin;
— L’Alouette, ses Petits et le Maître d’un champ;
— les deux Pigeons ;
— L’ Homme et la Couleuvre ;
— L’Hirondelle et les petits Oiseaux;
— le Jardinier et son Seigneur;
— le Meunier , son Fils et L’Âne;
— le Fermier, le Chien et le Renard, etc..
La raison de cette différence est dans la manière particulière dont la Fontaine a conçu et traité le genre de l’Apologue. Et véritablement, à n’en juger que d’après les idées communes, puisqu’il est reconnu que la brièveté est une qualité recommandée dans cette sorte de récit, il semblerait qu’entre deux fables composées par le même auteur, et louables au même point pour le fond du sujet et la moralité, la plus courte dût être la meilleure. C’est précisément le contraire qui arrive ordinairement dans la Fontaine. Encore qu’on puisse dire avec raison que son style a, suivant la circonstance, toutes les sortes de mérites, la précision est un de ceux qui s’y montrent le plus rarement. Une imagination riche et variée, une sensibilité exquise, une singulière disposition de l’esprit à se pénétrer des objets qu’il traite, une habileté merveilleuse à tracer des caractères, à décrire les lieux et les individus , à faire ressortir les petits détails, à mêler au récit, pour en rompre l’uniformité, des discours, des dialogues, des réflexions, des allusions, des souvenirs, des digressions dans lesquelles on se sent entraîné comme par un charme irrésistible: voilà ce qui donne aux compositions de la Fontaine cet intérêt incomparable qui fait oublier la longueur; voilà comment il est l’auteur auquel on revient le plus volontiers, et dont on se fatigue le moins.
Avec de telles qualités, il a dû voir l’Apologue sous un point de vue tout nouveau, ou qui n’avait été qu’à peine aperçu par ses devanciers. Il a étendu, développé ses plans ; il s’est donné du champ, pour être plus lui-même; il a fait consister le principal mérite de sa composition dans le nombre et la beauté des accessoires; et peu content de placer sa moralité dans le fond même de la Fable, il a voulu la mettre partout, dans ses réflexions, ses discours, ses conversations , ses monologues, ses portraits : c’est une critique de mœurs continuelle, c’est la comédie en récit.
Il ne faut donc pas s’étonner, si, lorsqu’il cherche à être court, il cesse, pour ainsi dire, d’être lui-même. Alors il abandonne sa manière favorite, à laquelle il nous a fait trouver tant d’agréments ; il est comme à la gène dans l’étroit espace où il s’est renfermé : une esquisse mesquine remplace une riche et brillante peinture ; nous trouvons un squelette, au lieu d’un corps plein de fraîcheur, de grâce et de santé. Ce malheur n’arriverait pas aux écrivains qui ont plus de trait que d’imagination, et qui, au lieu d’une tête épique, d’un génie heureux et facile, possèdent un esprit fin et délié, le tour vif et épigrammatique et, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi, le laconisme de la pensée. C’est a ceux-là qu’il appartient d’essayer avec succès l’Apologue en dix ou douze vers. Pour la Fontaine, il y échoue complètement. Qu’il me suffise d’en indiquer quelques exemples, pris au hasard dans les six premiers livres :
— le Coq et la Perle;
— L’Oiseau blessé dune flèche;
— le Lion abattu par l’homme;
— te Renard et le Buste;
— la Montagne qui accouche;
— les Médecins;
— le Chien qui lâche sa proie pour t’ombre.
Voilà ce que devient la Fontaine quand il veut réduire son rôle à copier, en quelque sorte, ou à traduire ses prédécesseurs, qu’il appelle bonnement ses maîtres. Mais, lorsqu’il se contente d’emprunter leurs sujets pour les disposer à sa manière, et qu’il donne pleinement l’essor à son génie, ce n’est plus le même homme; ou pour mieux dire, il est alors tout à fait lui, et l’on ne songe plus à ses devanciers que pour s’étonner de la stérilité de leur imagination, qui ne leur avait rien fait découvrir dans des sujets où il sait trouver tant de richesses. Les exemples fourmilleraient ici ; contentons-nous de citer au hasard. Je tombe sur la fable intitulée le Charretier embourbé. Qu’on la compare avec la pièce de Faerne, Bubulcus et Hercules : on verra de quoi sont capables l’agrément et l’attrait des détails. L’une est un simple récit ; l’autre est une scène animée et dramatique : le lecteur voit et entend tout ce qui se passe. Qui ne connaît point l’Apologue du Villageois et du Serpent ? Cette fable n’a que six vers dans Phèdre ; elle en a quatre, suivant l’usage, dans le laconique Gabrias. Quel est celui, des trois fabulistes, que l’on prendrait pour l’inventeur? Sans parler des grâces du style et du mérite des vers de l’auteur français, qu’on observe de quelle manière sa fable est disposée et conduite. La totalité du récit se compose de quatre tableaux bien distincts, et qui fourniraient à un peintre quatre modèles différents, également pleins d’intérêt et de vérité :
— le Serpent ramassé ;
— le Serpent réchauffé;
— le Serpent révolté;
— le Serpent puni.
Ces tableaux sont achevés, dans la Fontaine; ils ne sont seulement pas indiqués chez les autres, qui ne décrivent pas , et se bornent à raconter. Faites les mêmes réflexions sur le Chat et le vieux Rat, si habilement composée de deux fables assez médiocres d’Ésope, de Phèdre et de Faërne; sur le Cheval et le Loup, si supérieure de toutes façons à celle de Gabrias et de Faërne; sur l’Âne qui change de maîtres , auprès de laquelle la fable correspondante dans Ésope et dans Faërne est absolument dépourvue d’intérêt; sur la Vieille et les deux Servantes, dont on n’eût jamais soupçonné quel pourrait être l’agrément, si on n’eût connu que la fable d’Ésope qui en a fourni le fond; enfin, sur un grand nombre d’autres, que la Fontaine s’est véritablement appropriées par la manière dont il a conçu, distribué et étendu le sujet.
OBSERVATION II.
Une remarque qui vient naturellement à la suite de la précédente, et qui tend à démontrer de plus en plus combien la Fontaine a besoin d’être lui-même pour être beau; c’est que, lorsqu’il lui arrive d’employer UN SUJET DÉJÀ TRAITÉ D’UNE MANIÈRE SUPÉRIEURE PAR SES DEVANCIERS , IL ÉCHOUE ORDINAIREMENT DANS LA TENTATIVE. Ce qu’il aurait fait h merveille étant livré à ses propres inspirations, il ne sait plus le faire avec succès quand un autre y a réussi d’avance : la perfection de son modèle semble exclure de sa pensée toute idée de rivalité. Un exemple en fera juger.
On trouve, dans son second livre, une fable intitulée le Lion et le Rat. Le sujet en est pris dans le petit supplément mis à la suite de Phèdre par le docte allemand Marquardus Gudius. La fable de l’auteur latin est charmante ; celle de l’auteur français est des plus médiocres. Voici la narration de la Fontaine.
Entre les pattes d’un Lion
Un Rat sortit de terre assez à l’étourdie.
Le roi des animaux, en cette occasion,
Montra ce qu’il était, et lui donna la vie.
Ce bienfait ne fut pas perdu.
Quelqu’un aurait-il jamais cru
Qu’un Lion d’un Rat eût affaire?
Cependant il advint qu’au sortir des forêts
Ce Lion fut pris dans des rets
Dont ses rugissements ne le purent défaire.
Sire Rat accourut, et fit tant par ses dents,
Qu’une maille rongée emporta tout l’ouvrage.
Ici finit le récit de notre poète. On a pu remarquer que le sujet de cette fable présente deux parties distinctes : dans la première, le Lion clément épargne le Rat; dans la seconde, le Rat reconnaissant délivre le Lion. Si la Fontaine eût traité ce sujet à sa manière accoutumée, il en aurait certainement tiré une fable charmante ; mais on croirait qu’il n’a pas voulu s’en donner la peine, parce qu’un autre en avait trouvé le secret avant lui, et avait, pour ainsi dire, deviné les procédés de sa mise en œuvre. Dans la première partie, la Fontaine présente sèchement le fait, sans fixer le temps ni le lieu, sans employer aucun de ces accessoires qui lui sont familiers, et qui donnent tant de charme à sa narration. L’auteur latin lui est ici bien supérieur : la scène est dans une forêt ; le Lion est endormi ; quelques rats des champs prennent leurs ébats dans ce même lieu ; un d’eux a l’imprudence de passer en courant sur le Lion qui sommeille ; le terrible animal se réveille en sursaut. Voilà une offense, une raison pour que le Lion se venge et punisse le téméraire. Le Rat l’a bien compris; il demande grâce. Alors le Lion, qui tenait déjà le malheureux dans sa griffe, s’apaise par réflexion, et croit qu’il lui serait peu glorieux de punir une telle offense. Cette scène intéressante manque dans l’auteur français. La fable latine n’est pas moins supérieure dans la seconde partie. Quelques jours se sont écoulés; il est nuit ; le Lion, errant dans la campagne, vient de tomber au fond d’une fosse, et se trouve pris dans des filets; il pousse des rugissements affreux. Le Rat des champs reconnaît sa voix, et accourt en hâte ; il adresse quelques mots au Lion pour le rassurer et lui attester sa reconnaissance; puis il tourne autour du filet, il en étudie les nœuds et l’adroit mécanisme > se met promptement en train de ronger, et parvient à délivrer le roi des animaux. Tous ces détails sont excellents ; ils sont parfaitement dans la manière de la Fontaine, et voilà précisément ce qui a déconcerté l’imitateur.
Mais citons un autre exemple, qui aurait dû se présenter le premier. Il n’est point d’homme de goût qui nait relu cent fois et cent fois admiré ce charmant apologue du Rat de ville et du Rat des champs, qu’Horace a fait entrer dans sa jolie satire sur la ville opposée à la campagne. Comment un modèle aussi parfait a-t-il pu fournir à la Fontaine une imitation aussi médiocre? Sans parler du rythme monotone qu’emploie ici notre fabuliste, son récit n’est qu’un exposé succinct, sans chaleur et sans vie ; tout l’agrément des détails a disparu. Horace commence par nous peindre la frugalité du Rat des champs, sa demeure, ses habitudes. C’est une source de beautés de plus, indépendamment de l’effet qui va résulter de l’opposition. Lorsque à cette demeure pauvre et champêtre succèdent le faste et les commodités de la ville, on se laisse d’abord éblouir, comme le Rat campagnard; mais bientôt on regrette, comme lui, ce réduit sauvage où l’on était si tranquille, et l’on se rappelle avec intérêt la première scène dont on a été témoin. Un pareil rapprochement fait bien mieux goûter la vérité morale sur laquelle roule la fable. Dans la Fontaine, la première partie du récit est supprimée, et l’autre a perdu tout son coloris. On est forcé de regretter ici que le fabuliste français, au lieu de se borner à prendre dans Horace l’idée principale de cet apologue, n’ait pas mieux aimé imiter d’un bout a l’autre la narration du poète latin, qui est un véritable chef-d’œuvre, et dont les détails ont tant de ressemblance avec la manière de raconter familière à notre poète. Il est a présumer qu’il eût réussi dans cette imitation, comme il l’a fait dans celle de l’ Amour mouillé d’Anacréon et de l’aventure de Philémon et Baucis, si bien racontée par Ovide. C’eût été un monument précieux, que la copie d’un morceau si achevé faite par la main de la Fontaine. Hais la lecture de la fable française n’est bonne qu’à faire naître cette réflexion, qu’avec le plus heureux talent on réussit plutôt à imiter le médiocre qu’on peut surpasser sans peine, que le parfait qu’on désespère d’égaler. C’est en partie pour cela , sans doute, qu’on citerait, en littérature, vingt imitateurs qui ont effacé leur modèle, contre un traducteur qui égale le sien.
Ceci nous conduit à une remarque, qui peut servir à confirmer l’observation que nous venons de Caire. On sait que, sur les douze livres de Fables dont se compose le recueil de la Fontaine, les six premiers offrent plus généralement des sujets empruntés a Ésope, à Phèdre et aux autres anciens fabulistes, taudis que les sujets des six derniers livres proviennent pour la plupart de sources plus détournées, et ont laissé plus de latitude à l’imagination de l’auteur. Il y a donc lieu de présumer, en appliquant ici notre observation, que les fables de cette dernière partie du recueil doivent donner une idée plus complète de la manière de la Fontaine, et qu’il doit s’y montrer bien plus original. Cependant l’opinion contraire est assez accréditée, et Chamfort parait avoir partagé le préjugé commun, en faisant entendre, dans plusieurs endroits de ses notes, que les fables des six derniers livres sont en général inférieures a celles des six premiers. Je ne saurais adopter ce jugement. C’est dans les six derniers livres que se trouvent en plus grand nombre ces belles et riches compositions qui, par leur étendue, leur importance, la variété des tons et des couleurs, la vérité des portraits, des peintures, des discours, des dialogues, méritent d’être placées au rang des chefs-d’œuvre de l’auteur ; telles sont :
— les Animaux malades de la peste;
— le Fermier, le Chien et le Renard;
— Le Chat, la Belette et le petit Lapin;
— les deux Pigeons ;
— le Paysan du Danube ;
— le Savetier et le Financier ;
— L’Homme et la Couleuvre ;
— la Lapins ;
— les Compagnons d’ Ulysse ;
— le Bat qui s’est retiré du monde ;
— le Héron ;
— la Fille ;
— la Laitière et le Pot au lait;
— le Cochet, le Chat et le Souriceau ;
— le Vieillard et les trois Jeunes hommes;
— le Corbeau, la Gazelle, la Tortue et le Rat et une foule d’autres.
Concluons donc que l’opinion commune est au moins un peu hasardée. N’en pourrait-on pas dire autant de là préférence exclusive généralement accordée aux six premiers livres de l’Enéide, au préjudice des six derniers? La littérature a toujours eu, comme les croyances populaires, ses superstitions et ses préjugés.
Notre fabuliste, il faut le répéter, n’est jamais plus aimable que lorsqu’il renonce au rôle d’imitateur pour développer à sa manière, et qu’il se livre tout entier à son génie. Or, c’est ce qui lui arrive bien plus souvent dans les derniers livres, où il ne prend plus guère pour modèles les apologues d’Ésope et des anciens. Les sujets, il est vrai, y sont quelquefois moins heureux , moins assortis au genre de la Fable, ou pour mieux dire, de l’Apologue : on sent qu’ils commençaient à manquer à l’auteur. Mais, sous le rapport de l’exécution, on peut assurer que la Fontaine y est plus lui-même, et que le conteur inimitable s’y montre mieux dans tout son jour.
OBSERVATION III.
Il n’y a point d’êtres dans la nature qui ne puissent être acteurs dans l’Apologue : on y voit figurer comme interlocuteurs, des animaux, des corps inanimés , des hommes, des divinités, et jusqu’à des êtres intellectuels ou imaginaires , tels que la Mort, le Temps, la Vérité, la Justice. Cela posé, les classificateurs méthodiques , les inventeurs de divisions et de dénominations inutiles, sont venus , et ont dit gravement : — Quand les personnages de l’Apologue sont des animaux ou des êtres inanimés, la fable se nomme wto-raie ; — quand ce sont des êtres pensants , elle est qualifiée de raisonnable ; — on l’appelle mixte, quand un personnage raisonnable agit concurremment avec un autre qui ne l’est point. Ainsi, le Loup et l’Agneau, le Chêne et le Roseau, sont dans la première classe; le Berger et le Roi, la Mort et le Bûcheron, dans la seconde; l’Homme et la Couleuvre, l’Ours et l’Amateur des Jardins , dans la troisième.
Je ne vois ni le mérite ni le but d’une pareille distinction ; mais elle nous fournira l’occasion d’une remarque plus utile. La voici.
Je regarde comme un défaut et une véritable MALADRESSE DE FAIRE INTERVENIR L’HOMME DANS LA FABLE , EN QUALITÉ d’ACTEUR PRINCIPAL , c’est-à-dire d’attribuer à des êtres pensants l’action qui fait le sujet de l’Apologue. En effet, quelle est l’essence de ce genre ? C’est de donner à l’homme une leçon déguisée sous le voile de l’allégorie ; c’est de lui cacher sa propre image sous des traits empruntés, afin que la fidélité de la peinture n’offense pas son amour-propre. Les animaux, par leur instinct, par leurs habitudes plus ou moins semblables à celles de l’homme, les êtres inanimés, par leurs qualités, leurs propriétés particulières, leur manière d’être plus ou moins comparable a la nôtre, sont on ne peut plus convenables pour jouer un rôle dans cette petite action allégorique. Qui n’approuverait pas le choix des personnages dans le Loup et l’Agneau , la Cigale et la Fourmi, le Corbeau et le Renard, le Lièvre et la Tortue ; ou dans le Chêne et le Roseau , les Membres et l’Estomac , Phébus et Borée , le Pot de terre et le Pot de fer? Substituez des êtres humains à ces personnages allégoriques , il n’y aura plus rien d’ingénieux et de piquant ; la leçon sera moins agréable , moins attachante, et par cela même moins utile ; enfin , et c’est surtout ce dernier point que je prétends faire remarquer ici , le genre sera dénaturé, et vous quitterez l’Apologue pour entrer dans le Conte ou dans la Comédie. C’est un défaut que ne rachèteront ni tout l’agrément des détails, ni tout l’art de l’exécution. Or, ce défaut se remarque beaucoup trop souvent dans les Fables de la Fontaine. Il convient toutefois de ne pas se méprendre sur la véritable portée de ce reproche. Je sais qu’il arrive souvent qu’encore que l’homme soit acteur dans la Fable, il n’y joue pas le rôle essentiel et principal, celui d’où se déduit la moralité. Dès lors, ce n’est pas sur lui que roule proprement l’action, et par conséquent le sujet de l’apologue. Par exemple, dans la jolie fable du Vieillard et ses Enfants, ce sont les dards séparés ou réunis en faisceau qui renferment véritablement l’apologue ; dans la fable intitulée le Gland et la Citrouille, je m’occupe beaucoup moins de Garot que de cet exemple de la citrouille et du gland, si bien choisi pour justifier la Providence. Disons-en autant du voyageur, dans Phébus et Borée, ou dans le Torrent et la Rivière. Ce n’est donc pas contre de tels sujets que je prétends m’élever ici. le n’entends pas interdire , non plus , ceux où l’action attribuée aux hommes est purement allégorique; car alors c’est dans cette action , toute allégorique , que consiste l’apologue, abstraction faite des personnages auxquels elle est attribuée. Ainsi, dans Florian, le Danseur de corde et le Balancier,
— le Prêtre de Jupiter,
— l’Aveugle et le Paralytique, sont de très-jolis sujets d’apologue;et de même, dans la Fontaine,
— l’Astrologue qui tombe dans un puits,
— l’ Homme et l’Idole de bois ,
— le Charretier embourbé,
— l’Homme entre deux âges et ses deux Maîtresses.
Mais peut-on, je le demande, regarder comme des apologues des récits d’aventures ou d’anecdotes dans lesquels la moralité n’est revêtue d’aucune allégorie, et qui sont des tableaux de la vie humaine telle que nous la voyons tous les jours ? Non, sans doute ; et quand je lis, dans la Fontaine, la jeune Veuve,
— la Fille à marier,
— l’Enfant et le Maître d’école,
—le Vieillard et les trois jeunes Hommes ,
— l’Avare qui a perdu son trésor,
— le Berger et le Roi ,
— le mal Marié,
— le Juge arbitre ,
— l’ Hospitalier et le Solitaire , et une foule d’autres fables du même genre, qu’on remarque surtout dans les six derniers livres, je ne puis m’empêcher de trouver ce genre vicieux et contraire à l’esprit de l’Apologue, quoique les détails du récit soient d’une grâce inimitable, et que le fond de l’aventure présente d’ailleurs un sens moral.
Mais que sera-ce, si ce sens moral lui-même vient à manquer entièrement, et si la fable n’offre plus que le récit d’une aventure singulière, d’une anecdote plus ou moins piquante ? C’est pourtant ce qu’on remarque fréquemment dans la Fontaine, et dans beaucoup d’autres fabulistes avant et après lui. Qu’on lise, dans notre admirable conteur, les fables intitulées,
— L’Ivrogne et sa Femme,
— le Charlatan,
— les Devineresses,
— le Dépositaire infidèle,
— le Testament expliqué par Ésope,
—L’Enfouisseur et son Compère,
— le Mari , la Femme et le Voleur,
— le Trésor et les deux Hommes,
—Les Aventuriers et le Talisman ; on se demandera si c’est bien sérieusement que l’auteur a voulu nous donner de pareils récits pour des Fables, quoiqu’il ait essayé quelquefois d’y faire apercevoir un sens moral ; et l’on sera contraint d’avouer que c’est ici tout-à-fait le genre du Conte, et non celui de l’Apologue,
Souvent même cette anecdote que le poète nous raconte, n’est autre qu’un fait historique, un bon mot ou une repartie d’un personnage connu.
— Le Paysan du Danube,
— Simonide sauvé par les Dieux,
— le mot de Socrate sur sa maison,
— un Fou et un Sage ou AEsopus et Petulansy et autres semblables, appartiennent à cette dernière classe : on sent le jugement qu’il en faut porter, sous le rapport du sujet.
Enfin, une saillie plaisante, un trait piquant et satirique terminent quelquefois ces fables dont des hommes sont les acteurs : de ce genre sont, la Femme noyée,
— le Médecin tant pis et le Médecin tant mieux; et ceci rentre évidemment dans le domaine de l’Épigramme.
Il résulte de ces réflexions, que l’homme doit le plus rarement possible figurer dans l’Apologue comme personnage principal.
Quant aux divinités du paganisme, aux êtres intellectuels , abstraits ou purement allégoriques, leur intervention dans l’Apologue exige aussi quelques observations.
Et d’abord, il faut distinguer entre ces diverses classes de personnages.
Les dieux de la Fable, Jupiter, Pluton, Mercure, Apollon, Minerve on Vénus, sont proprement pareils à des créatures humaines ; ils peuvent donc être admis dans l’Apologue aux mêmes conditions que l’homme lui-même. Leur physionomie antique convient assez, d’ailleurs, au ton de simplicité et de bonhomie crédule qui caractérise l’Apologue.
A l’égard des divinités allégoriques et des êtres purement intellectuels , il n’en est pas tout-à-fait de même. Ce n’est pas que les personnages allégoriques que l’on connaît dès longtemps, et avec lesquels les poètes nous ont familiarisés, tels que la Fortune , la Mort, le Temps, ne puissent fort bien figurer dans l’Apologue. Hais vouloir ériger en personnages parlants et agissants, des passions ou des facultés morales , telles que le désir, la mémoire , la raison ; des maladies, comme la fièvre , la lèpre , la goutte ; des propriétés physiques ou de simples accidents de la matière, comme la couleur, la saveur, le plein et le vide, l’étendue et le poids; ce serait, comme il est inutile de le dire, tomber dans une affectation et dans un entortillage pédantesque entièrement opposés à la simplicité patriarcale de l’Apologue. On s’est moqué, avec raison, de Lamotte, qui croyait être plaisant en faisant discourir ensemble dont Jugement, dame Mémoire , demoiselle Imagination. Personne n’est tenté d’envier à la Fontaine sa bizarre invention de la Goutte et de l’Araignée; et quand je vois le même poète faire une fable sur l’Amour et la Folie, et une autre sur la Discorde, à laquelle il donne pour père Tien et mien, pour frère Que si que non, et pour demeure l’auberge de l’hyménée ; non-seulement je suis choqué, comme tout lecteur judicieux doit l’être, de ces burlesques travestissements, mais je ne saurais m’empêcher d’apercevoir que je suis sorti du genre de l’Apologue, pour entrer dans le domaine de l’Allégorie proprement dite, sorte de composition particulière qui suppose autant de subtilité et d’ingénieuse recherche 9 qu’on aime a trouver dans l’Apologue de bonhomie et de naïveté.
Concluons, qu’il ne faut introduire que rarement et avec précaution, dans l’Apologue, des personnages raisonnables ou des êtres intellectuels, sous peine d’altérer la simplicité de ce genre, ou même d’en méconnaître entièrement l’essence et les premières conditions.
OBSERVATION IV.
Aux réflexions contenues dans le chapitre précédent je veux ajouter une remarque relative à de certains sujets qui me paraissent, sous un autre rapport, s’éloigner aussi de l’essence de l’Apologue. Ou vient de voir qu’un assez grand nombre de fables, d’ailleurs intéressantes et pleines de charme dans l’exécution, sont véritablement vicieuses par le sujet, en ce qu’elles rentrent, suivant les cas , dans le domaine de la Comédie à interlocuteurs humains, dans celui du Conte, de l’Épigramme, ou de l’Allégorie proprement dite. Il en est d’autres qui sont proprement DES EMBLÈMES PLUTÔT QUE DES APOLOGUES ; et ces deux sortes de déguisements allégoriques ne doivent point être confondues. Deux exemples, pris dans la Fontaine, et par lui empruntés de ses devanciers, feront mieux comprendre ce que je veux dire.
Tout le monde connaît la Montagne qui accouche et une souris. Cette montagne est un emblème très-ingénieux des personnes qui promettent beaucoup pour ne rien tenir. Mais un emblème n’est pas un apologue : l’un est une image muette, et souvent immobile, delà vérité qu’on veut établir ou rappeler; l’autre doit présenter une action véritable, qui ait son exposition, son nœud, son dénouement ; une action dont les personnages soient censés agir conformément à leur instinct et à leurs mœurs, comme feraient, à leur place , les hommes , dont on leur prête, pour le moment, les passions , l’intelligence, et jusqu’au langage et aux habitudes sociales. Mais, de bonne foi, qu’est-ce qu’une montagne qui accouche d’une souris? Comment trouver ici ce qu’on appelle proprement une action ? Et s’il arrive véritablement qu’une souris vienne à sortir du creux d’une montagne , comment appeler cela un accouchement? Comment attribuer raisonnablement à cette montagne les ridicules et les torts do celui qui ne donne rien ou presque rien, après avoir promis de grandes choses ? On voit maintenant sans doute ce que j’ai d’abord voulu dire, et en quoi pèchent de pareils sujets. Du reste, un autre défaut de cette dernière fable, et bien plus sensible que celui qui nous occupe en ce moment, c’est de choquer l’espèce de vraisemblance exigée dans l’Apologue, et dont nous parlerons expressément dans une des Observations suivantes.
Voici maintenant l’autre fable que j’ai annoncée pour exemple, et dans laquelle ce dernier défaut, celui de l’invraisemblance, n’existe pas, sans qu’elle en soit pour cela meilleure. Elle est intitulée , le Satyre et le Passant. Ici, comme dans Ésope et dans Faerne, un Satyre donne l’hospitalité à un voyageur transi et affamé. Celui-ci souffle successivement sur ses doigts pour les réchauffer, et sur son potage pour le refroidir. Interrogé sur ce double usage , il en donne l’explication toute naturelle au Satyre, qui le congédie aussitôt, en disant :
Arrière ceux dont la bouche
Souffle le chaud et le froid.
N’en déplaise à messieurs les fabulistes, leur Satyre ne fait là qu’un pitoyable jeu de mots, qui supposerait la préexistence de l’emblème ; car ce n’est qu’emblématiquement qu’une bouche qui souffle le froid et le chaud représente l’homo bilinguis. Le Satyre n’est donc qu’un mauvais plaisant, qui a interrogé son hôte sur une chose qu’il devait déjà connaître et pratiquer lui-même, et qui congédie fort gratuitement le pauvre voyageur. Il fallait trouver (observe à ce sujet Chamfort ) un autre emblème, une autre allégorie, pour ” exprimer ce que la duplicité a de vil et d’odieux.” Chamfort explique mal, sans doute, ce qu’il avait dans l’esprit. Ce n’est ni comme emblème ni comme allégorie, que l’homme qui souffle dans ses doigts est déplacé; au contraire, cet individu fournit, aussi-bien que l’homme à deux visages, une image assez juste de la duplicité et de la fourberie. C’est comme apologue que ceci est vicieux, parce qu’on y voudrait une action caractérisée par ses motifs et ses conséquences : il faudrait y voir la duplicité, coupable dans son principe et dangereuse dans ses résultats, pratiquée, censurée ou punie. Au lieu de cela,que voit-on? Un passant qui fait une chose très-innocente et très-sensée, en réchauffant ses doigts et en refroidissant son brouet. Les personnages n’agissent nullement ici dans la disposition d’esprit nécessaire à la moralité de l’apologue : il u’y a aucune ressemblance morale entre un fourbe et ce voyageur. Pour faire une fable sur la fourberie, il fallait mettre en scène des animaux qui mentissent, et non des créatures humaines qui ne mentent pas. Un pareil fait n’a pu fournir un sujet réel d’apologue, puisque l’action, par elle-même, ne renferme aucune leçon. Ce n’est donc point là une fable, c’est un emblème; et tous les sujets du même genre devront être proscrits pour les mêmes raisons. (Observations et réflexion sur la fable 1)
- Par M. DECAMPE, un des quarante Mainteneurs. Recueil de l’Académie des jeux floraux – 1852 –