On raconte qu’un beau matin
Pégase suspendit sa course aérienne
Près d’un poète florentin.
Le quadrupède ailé, harassé, hors d’haleine,
Qui portail sur sa croupe un des fils d’Apollon,
S’arrêta devant le poète,
Et parut à ses yeux comme une vision.
Beau coursier, lui dit-il, arrête !
Ah ! qu’il doit être doux de presser ces beaux flancs,
Et de tenir ces freins tout blancs
De ton écume poétique.
Courbe-toi ! franchissons tous trois L’immensité ;
Mène-moi vers l’Adriatique :
Ses bords sont le séjour d’un éternel été ;
Le zéphyr y caresse une moisson de roses ;
Philomèle y redit ses chants mélodieux ;
Et, quand Vénus quitte les cieux,
C’est sur eux que son beau pied pose.
Le plus poétique chemin
Est celui qui conduit à la voûte azurée.
Je veux, du haut de l’empyrée,
Gros comme des fourmis regarder les humains.
Pour une heure oubliant la terre,
Je veux connaître le mystère
De ces astres errants qui brillent dans les cieux,
Et, de ma main touchant la tête
Du soleil, frère du poète,
Comme les oiseaux et les dieux,
Dont l’aile sillonne les nues,
Contempler les beautés de ce vaste univers,
Pour les célébrer dans mes vers.
Parcourons donc tous trois ces routes inconnues !
— Je ne puis céder à tes vœux,
Lui répondit alors Pégase : car j’arrive
Des bords éloignés et laineux
Où règne l’antique Ninive.
J’ai vu Bagdad, Ormuz, où le monde finit :
Mon fardeau m’accable ; mon aile,
Comme celle d’une hirondelle,
Quand le souffle de mai la ramène à son nid,
De lassitude pend sur ma croupe d’ébène.
Adieu ! car on m’attend au Parnasse. Demain
Trouve-toi seul dans ce chemin :
Je pourrai t’y mener sans peine.
Il se tait; mais son cavalier,
Abusant de son droit, s’écrie avec audace :
Monte ici, frère ! ce coursier
Nous portera tous deux au sommet du Parnasse.
Peu m’importe, après tout, qu’un énorme fardeau,
Sur sa croupe posé, le fatigue et l’écrase !
Vers moi, sans plus tarder, place-moi sur son dos. —
L’autre alors d’enfourcher Pégase,
Qui vers les régions de l’empire de l’air,
Un instant reposé, de nouveau s’achemine.
Mais, sentant ployer son échine
Sous son double fardeau, plus vite que l’éclair
Il vole : tantôt il agite
Sa tête pour briser son frein, ou précipite
En effroyable bonds son vol impétueux ;
Tantôt il se cabre, et de feux
Que vomissent ses deux narines,
En son juste courroux il couvre ses deux flancs
Et ses deux cavaliers, qui, pâles et tremblants,
Glissent enfin de son échine.
L’un tomba sur un roc, et, pleurant ses amours,
Sa lyre, sa gloire, aux vautours
Donna son cadavre en pâture ;
L’autre, aux crins accroché, couvert de vingt blessures,
D’un coup de sabot d’or se sentant écraser,
Alla boire à la sombre rive.
Il faut user, point abuser :
Ou tôt ou tard le mal arrive.
“Pégase et les deux Poètes”