Gustave Bourassa , 1860 – 1904 ( 1ère. partie)
VI
Ce qu’il fait par le récit, il le fait aussi par le discours. Il fait parler ses personnages, où les autres s’étaient contentés de les faire agir. Il recourt presque toujours au discours direct, qui est celui du drame. Voyez, par exemple, comment une toute [petite fable d’Esope se transforme et s’anime par ce procédé.
” Un jour, dans un pré, dit Esope, une grenouille vit un bœuf; et, envieuse d’une telle grandeur, elle enfla sa peau ridée, puis demanda à ses enfants si elle était plus grosse que le bœuf. Ceux-ci dirent que non.
” Alors elle tendit de nouveau sa peau, par un effort plus grand, et demanda qui des deux était le plus grand. Ils dirent que c’était le bœuf. A la fin, indignée, et voulant s’enfler encore plus fortement, son corps creva et elle resta morte.”
Prenez La Fontaine ; il n’a rien ajouté, mais il a mis le récit en dialogue ; voyez la différence.
Une grenouille vit un bœuf
Qui lui sembla de belle taille.
Elle, qui n’était pas grosse en tout comme un œuf,
Envieuse, s’étend, et s’enfle et se travaille
Pour égaler l’animal en grosseur ;
Disant : Regardez bien, ma sœur,
Est-ce assez ? Dites-moi ; n’y suis-je point encore ?
Nenni. —M’y voici donc? — Point du tout. —M’y voilà? Vous n’en approchez pas. La chétive pécore
S’enfla si bien qu’elle creva.
Voilà à coup sûr le ton et la forme du drame, que La Fontaine a su donner à beaucoup de ses fables et qui lui ont assuré un si vif attrait.
Mais il ne les a pas toutes soumises à cette forme. ” Il craindrait, dit M. Nisard, qu’on ne s’en lassât ; ou plutôt il en change par plaisir. Plus d’une fable n’est qu’un récit sans interlocuteur et sans dialogue. D’autres sont mélangées de description et de récit. Souvent le poète intervient de sa personne, comme un auteur qui interromprait les comédiens pour dire son avis sur la pièce ; il s’amuse de ses propres inventions, il se met lui-même en scène ; il sourit, il se plaint doucement ; il regrette les années qui s’envolent. Que ne lui passerait-on pas ? il a rendu le moi aimable. C’est du caprice ; mais ce caprice se montre si à propos et si en passant qu’on est tenté de le prendre pour une des lois du genre. Tel est le privilège du génie ; la physionomie même par laquelle le génie est une personne, l’humeur, l’abandon y paraissent autant de conditions du genre.”
C’est ce caprice qui fait le charme de ton et de style de ses fables. Il a un style unique, parce qu’il ne contient pas sa verve et son humeur, et qu’il a l’humeur et la verve d’un véritable artiste, sentant vivement tout ce qu’il voit, se l’assimilant par l’imagination et la mémoire, et trouvant, sur chaque sujet qu’il aborde, des images et des impressions personnelles.
Il ne contraint pas davantage son vers, en l’attachant à un mètre déterminé ; ses vers s’allongent tour à tour et s’accourcissent d’après les exigences du sujet ; la même pièce en contient presque toujours de plusieurs sortes : l’alexandrin, en général, pour les choses importantes ; le petit vers pour les indifférentes ; les vers de deux et trois syllabes, pour finir le sens.
Il arrive, par cette variété du rythme, à des effets saisissants. Il produit par la seule sonorité du vers une impression analogue à celle que l’objet même ferait sur nous ; et ses vers, comme des phrases musicales, jettent souvent notre esprit dans l’état voulu par leur auteur.
En voici, au hasard, quelques-uns de cette espèce :
C’est promettre beaucoup ; mais qu’en sort-il souvent ?
Du vent.
Même il m’est arrivé quelquefois de manger
Le berger.
C’est ce coup qu’il est bon de partir, mes enfants.
Et ces petits, en même temps,
Voletant, se culbutants,
S’éloignent tous sans trompette.
L’insecte du combat se retire avec gloire :
Comme il sonna la charge, il sonne la victoire.
Il avait formé son style aux sources les plus variées. Les anciens, les Italiens de la Renaissance, Rabelais et les vieux conteurs français, il les avait tous lus et il les relisait tous avec un égal plaisir, leur empruntant avec une intelligente liberté ce qu’ils avaient de meilleur et de plus approprié à ses besoins. ” J’en lis qui sont du nord et qui sont du midi,” écrit-il quelque part. On trouve dans ses vers la langue classique et la langue populaire, sans compter certains mots pittoresques qu’il fabrique hardiment avec des racines prises en toutes les langues. Il a fait rentrer dans la littérature du grand siècle la plupart des locutions proverbiales et des termes vieillis que nous aurions perdus sans lui. La richesse de son vocabulaire et la variété de ses tours de phrases sont étonnantes, au point qu’un critique contemporain n’a pas craint de dire ” qu’après Ronsard et avant Victor Hugo, c’est le seul de nos poètes qui ait travaillé efficacement au développement normal de la langue française. ” (2)
J’ajouterai, pour la consolation des jeunes littérateurs que pourrait effrayer, dans leurs premiers efforts, la perfection des grands modèles de notre langue, que La Fontaine, comme Boileau et Racine, faisait laborieusement des vers faciles, et qu’un de ses brouillons, celui du Renard et le Hérisson, ne contient que deux vers de la rédaction définitive.
Conclusion
Faut-il tirer une conclusion de ce travail, une morale de cette étude d’un recueil de fables qui toutes ont leur morale ? La conclusion, le lecteur peut la tirer lui-même : c’est qu’il faut lire La Fontaine de temps à autre ; pour goûter un plaisir d’esprit exquis ; pour ranimer au contact d’un de ses maîtres les plus sûrs et les plus charmants l’admiration et le goût de notre belle langue française ; pour rapprendre à propos une de ces saines et spirituelles leçons de bon sens et d’expérience, que ces aimables bêtes nous donnent en nous amusant et que nous demanderions quelquefois en vain à nos semblables.
(1) D. Nisard, Histoire de la littérature française, 13e édition, t. III, p. 134-135.
(2) M. Emile Faguet.
- Fables de La Fontaine, Montréal , 1899.
- Gustave Bourassa , 1860 – 1904 (VIe et dernière partie, Un jour, dans un pré, dit Esope)