La fable Le Bûcheron et le Malheureux, analysée.
La Fontaine avait mis en vers la fable du Bûcheron et le Malheureux, mais comme il s’était un peu écarté de celle d’Ésope, M. Despréaux lui fit remarquer qu’en abandonnant son original, il laissait passer un des plus beaux traits qui fût dans Ésope. La Fontaine refit la fable ( liv. 1er. fables XV et XVI); et M. Despréaux fit celle-ci en même temps. (Brossette.) “La Fontaine a mis a la fin de sa XVe fable, intitulée : La Mort et le Malheureux, une note qui confirme ce fait, sans que Despréaux y soit nommé:
” Ce sujet a été traité d’une autre façon par Ésope, comme la fable suivante le fera voir. Je composai celle-ci pour une raison qui me contraignait de rendre la chose aussi générale. Mais quelqu’un me fît connaître que j’eusse beaucoup mieux fait de suivre mon original, et que je laissais passer un de plus beaux traits qui fût dans Ésope. Cela m’obligea d’y avoir recours. Nous ne saurions aller plus avant que les anciens : il ne nous ont laissé pour notre part que la gloire de les bien suivre. Je joins toutefois ma fable à celles d’ Ésope, non que la mienne le mérite, mais à cause du mot de Mécénas que j’y fais rentrer, et qui est si beau et si à propos que je n’ai pas cru le devoir omettre.”
J B Rousseau, qui était poète aussi, traita le même sujet. Lisez dans M D’Alembert ces deux apologues comparés avec celui de La Fontaine ; vous trouverez la même morale, la même image, la même marche, presque les mêmes expressions ; cependant les deux fables de Boileau et de Rousseau sont au moins très médiocres, et celle de La Fontaine est un chef-d’œuvre. ” voir La Mort et le Malheureux
Florian ” De la fable” — “Ce Boileau, qui assurément était poète, avait fait la fable de la mort et du malheureux en concurrence avec La Fontaine.Jean le Rond d’Alembert, dans ses “Œuvres de d’Alembert” nous invite à comparer ces trois fables:
” Quoique tous nos lecteurs sachent ou doivent savoir par cœur la fable admirable du Bûcheron dans La Fontaine, nous la mettons ici sous leurs yeux, en même temps que celle de despréaux; malheur à qui ne sentirait pas l’énorme distance de l’une à l’autre.
La fable de La Fontaine. La Mort et le Bucheron
Un pauvre Bûcheron tout couvert de ramée,
Sous le faix du fagot aussi bien que des ans
Gémissant et courbé marchait à pas pesants,
Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée.
Enfin, n’en pouvant plus d’effort et de douleur*,
Il met bas son fagot, il songe à son malheur.
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu’il est au monde ?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde* ?
Point de pain quelquefois, et jamais de repos.
Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
Le créancier, et la corvée
Lui font d’un malheureux la peinture achevée.
Il appelle la mort, elle vient sans tarder,
Lui demande ce qu’il faut faire
C’est, dit-il, afin de m’aider
A recharger ce bois ; tu ne tarderas guère.
Le trépas vient tout guérir ;
Mais ne bougeons d’où nous sommes.
Plutôt souffrir que mourir,
C’est la devise des hommes.
Despréaux, si l’on s’en rapporte à Brossette, a nécessairement composé cette petite pièce avant l’impression des cinq premiers livres des fables de La Fontaine, publiés en 1668.
La fable de Despréaux. Le Bûcheron et la Mort.
Le dos chargé de bois, et le corps tout en eau,
Un pauvre bûcheron, dans l’extrême vieillesse ,
Marchait en haletant de peine et de détresse.
Enfin las de souffrir , jetant là son fardeau .
Plutôt que de s’en voir accabler de nouveau,
Il souhaite la mort, et cent fois il l’appelle;
La mort vient à la fin. Que veux-tu? cria-t-elle.
Qui, moi ? dit-il alors , prompt à se corriger.
Que tu m’aides à me charger.
A ces deux fables nous en ajouterons une troisième sur le même sujet, par un autre poète très célèbre, Jean-Baptiste Rousseau, qui, aussi dépourvu de sensibilité que l’était Despréaux, a réussi tout aussi mal.
La fable de Jean-Baptiste Rousseau.
Le malheur vainement à la mort nous dispose ;
On la brave de loin, de près c’est autre chose.
Un pauvre bûcheron , de mal exténué ,
Chargé d’ans et d’ennuis, de forces dénué
Jetant bas son fardeau, maudissait ses souffrances.
Et mettait dans la mort toutes ses espérances.
II l’appelle; elle vient. Que veux-tu? villageois.
Ah ! dit-il viens m’aider à recharger mon bois.
Despréaux, dit Racine le Fils, composa la fable du Bûcheron dans sa plus grande force, et , suivant ses termes, dans son bon temps. Il trouva cette fable languissante dans La Fontaine. Il voulut essayer s’il ne pourrait pas mieux faire, sans imiter le style de Marot, désapprouvant ceux qui écrivaient dans ce style. Pourquoi, disait-il, emprunter une autre langue que celle de son siècle ?”
On ne conçoit pas où est la langueur que Despréaux trouvait dans la fable de La Fontaine, encore moins en quel endroit de cette fable La Fontaine a employé le style de Marot. Le jugement qu’on prête ici à Despréaux est si étrange, qu’il est très vraisemblable que Racine le Fils à été mal servi par sa mémoire.
A la tête de la fable de La Fontaine, dont le sujet est pris d’ Ésope. Il lit ces mots écrits par l’auteur même:
“Nous ne saurions aller plus loin que les anciens; ils ne nous ont laissé pour notre part que la gloire de les bien suivre”
La Fontaine s’exprime avec cette modestie, ou plutôt cette simplicité, à l’occasion d’une fable où il est bien supérieur à Ésope, comme dans presque toutes les autres.