Jean-Jacques Rousseau
Écrivain, philosophe, analyses des fables – La Fontaine et Boileau sur la Fable
– Analyse de la fable : La Mort et le Bûcheron de La Fontaine.
Comme l’a fait remarquer notre ami Camille, il y a, dans la fable de La Fontaine, deux parties bien tranchées. L’auteur, dans la première, nous fait connaître le malheur du Bûcheron, et il nous indique, dans la deuxième, les actes éperdus, auxquels il se porte, dans sa détresse extrême.
La première partie nous expose le malheur du Bûcheron, sous deux aspects différents, l’un physique et l’autre moral. La peinture morale, qui mérite d’arrêter particulièrement notre attention, comprend deux tableaux: dans l’un le fabuliste nous rappelle les effets passés de la misère de cet homme, et, dans l’autre, il énumère les charges accablantes, qui pèsent encore sur lui, à un âge, où il aurait tant besoin de repos.
La deuxième partie de la fable a un tout autre caractère que la première : Elle n’est plus descriptive, mais dramatique. Elle nous représente le Bûcheron, dans une crise de désespoir. Cette crise se partage en deux moments : l’appel de la Mort et le recul du malheureux.
Tel est le contenu de l’œuvre considérée à un point de vue général. Je ne m’arrêterai pas, dans mon commentaire, sur chacun des points qui la composent. Je ne m’attacherai qu’à ceux, qui ont été l’objet de critiques, de la part de notre ami Camille ; c’est-à-dire à la peinture morale du malheur, dans la première partie, et au drame du désespoir, dans la deuxième.
— Commentaire de la fable.
Quoique limité, ce commentaire comprendra encore deux sortes d’explications : en premier lieu, je présenterai un essai de justification de la fable de la Mort et du Bûcheron, et, en second lieu, je répondrai aux critiques, que notre ami en a faites.
1. — Essai de justification des parties de la Fable.
Ma justification portera, comme je viens de le dire, sur In peinture morale de la misère du Bûcheron et sur le drame du désespoir.
§ 1. — Peinture de la misère du Bûcheron.
Un pauvre Bûcheron tout couvert de ramée,
Sous le faix du fagot aussi bien que des ans
Gémissant et courbé marchait à pas pesants,
Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée.
Enfin, n’en pouvant plus d’effort et de douleur*,
Il met bas son fagot, il songe à son malheur.
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu’il est au monde ?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde* ?
Point de pain quelquefois, et jamais de repos.
Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
Le créancier, et la corvée
Lui font d’un malheureux la peinture achevée.
Il appelle la mort, elle vient sans tarder,
Lui demande ce qu’il faut faire
C’est, dit-il, afin de m’aider
A recharger ce bois ; tu ne tarderas guère.
Le trépas vient tout guérir ;
Mais ne bougeons d’où nous sommes.
Plutôt souffrir que mourir,
C’est la devise des hommes.
L’auteur dramatique, sans se préoccuper, pour ainsi dire, de l’idée symbolique du sujet, doit s’efforcer de donner la vie au personnage qu’il met en scène, pour être intéressant. Un des moyens, pour y parvenir, c’est de nous renseigner sur celui-ci, sur sa manière d’être, sur son caractère et sur ses sentiments, comme s’il était réel. C’est là, une conséquence du principe de l’imitation de la nature, que Quintitien recommande. Le disciple n’a eu garde, dans ses œuvres, de se soustraire aux leçons du maître. On sait que, dès 1661, déjà, La Fontaine recommandait l’application de ce principe, en ces termes :
Et maintenant il ne faut pas
Quitter la nature d’un pas,
(Lettre à M. de Maucroix, du 22 août 1661).
Il rappelle encore cette idée, dans l’épître de 1687, à Huet, évêque d’Avranches, où il dit :
Je prêche partout l’art de la simple nature.
S’il prêche partout l’art de la simple nature, et depuis 1661, comme nous venons de le voir, il ne peut pas ne pas appliquer lui-même le principe qu’il recommande aux autres.
Mais, avant d’en montrer l’application dans la peinture de la misère du Bûcheron, voyons ce qui se passe, en général, chez le malheureux, qui est acculé à une misère noire. Celui-ci va-t-il, de but en blanc, du premier souci de la misère à une résolution extrême ? Non ! Même lorsque le malheur l’accable depuis de longues armées, il s’interroge encore, avant de désespérer et de s’abandonner. Soit souci du devoir, soit instinct de conservation, il hésite encore. Il passe en revue les causes de son malheur ; il les examine une à une, comme s’il espérait toujours trouver un remède à la situation horrible, au milieu de laquelle il se débat. Il y a alors, dans son cerveau, comme un tourbillon de pensées, qui passent et repassent tour à tour, sous l’œil inquiet de l’esprit, sans pouvoir fixer son attention et apaiser ses cruels tourments. Ce n’est que lorsque l’épuisement de sa raison lui a montré toute la profondeur de sa misère, et son irrémédiable impuissance, en face du malheur, qu’enfin il s’abandonne.
Si tel est, d’une manière générale, l’état d’âme du malheureux, considéré du point de vue de la nature ; tel doit être, dans la fable, l’état d’âme du Bûcheron, pour qu’il soit conforme à la nature.
Mais comment connaîtrons-nous les tribulations et les tourments, qui peuvent agiter et bouleverser l’âme du Bûcheron ? Quintilien nous a indiqué, par ses procédés d’hallucination, le moyen de les découvrir :
Assumamus parumper illum dolorem.
Identifions-nous avec ce malheureux, et, pour un moment, partageons avec lui sa douleur. Retraçons-nous sa vie de misère.
Le vieux Bûcheron, dont le bras raidi ne peut plus tenir le fagot, à qui l’âge alourdit le pas et allonge le chemin, n’en pouvant plus de fatigues et de souffrance, laisse tomber son fardeau et songe à son malheur . Que son sort est pénible! De l’aube à la nuit, et, depuis toujours, il travaille en plein air, par tous les temps, la pluie, la chaleur, le froid ou la neige, et quel a été, pour lui, le fruit de tant d’efforts et de sueurs ? Dans sa jeunesse, à son entrée dans la vie, jamais il n’a eu un seul moment pour le plaisir, jamais un jour de repos, et parfois même il a manqué de pain. Dans l’âge mûr, en pleine force, il a eu à subir les mêmes privations, quelque courage qu’il ait déployé, et quelque long et lourd qu’ait été son dur labeur. Et maintenant, que son corps est brisé de fatigues et affaibli par l’âge, que va-t-il devenir ? Les charges qui le frappent, soldats, impôts, corvée, augmentent chaque jour, avec la misère du temps, et il ne peut compter sur personne ; ni sur sa femme, qui est débilitée elle-même par les privations, ni sur ses enfants, qui sont encore trop jeunes pour l’aider. Tout-à-1’heure à ces charges s’ajoutera la maladie, qui viendra encore augmenter sa faiblesse et son impuissance. Comment subviendra-t-il alors à ses lourdes obligations? Comment pourrait-il espérer un meilleur sort, dans un avenir prochain, quand il voit que, loin de s’aplanir, le chemin âpre et dur, qu’il gravit en haletant et sans relâche, depuis sa plus tendre enfance, véritable via dolorosa, est plus escarpé et plus effrayant encore que le chemin jusque-là parcouru ?
Alors désespéré il renonce à lutter, et pour n’avoir pas à compter avec l’effrayant avenir, il appelle la Mort, comme une délivrance.
Tel est, envisagé au point de vue de la nature, le malheur de cet homme, dont j’ai pu retracer le tableau, par un des procédés d’hallucination, recommandés par Quintilien, l’identification. Si ce tableau est conforme à la nature, il doit se rencontrer dans la fable ; je ne dis pas avec tous les développements, que je viens de lui donner, car la fable ne le permet pas, à raison de son caractère démonstratif ; mais il doit s’y trouver, tout au moins, sous une forme réduite; c’est ce qui a lieu.
Au reste, si notre auteur n’avait été amené à cette peinture par le principe de l’imitation de la nature, il y aurait été amené par ses propres souvenirs . Comment, en effet, le fils du maître des eaux et forêts, qui a vu jadis ces malheureux bûcherons de si près, qui les a vu suer et peiner comme bêtes de somme, comment aurait-il pu songer à une pareille infortune, sans la retracer, et la faire connaître à tout le monde, pour appeler la pitié de tous sur ces malheureux ?
Cette image pénible de la réalité et du malheur, qui se trouve dans cette fable, nuit-elle à la démonstration do la vérité, qu’elle a en vue; comme on l’a laissé entendre? On ne peut raisonnablement le soutenir.
§ 2. — Drame du désespoir.
La seconde partie de la fable ne m’arrêtera pas longtemps, car l’arrivée immédiate de la Mort, et le recul du Bûcheron, à son approche, s’expliquent tout naturellement.
La Fontaine dit :
Il appelle la Mort, elle vient sans tarder.
L’arrivée de la Mort, au premier appel, n’a rien qui doive surprendre. Elle a entendu la plainte du malheureux, qui a énuméré ses causes d’infortune. Persuadée que son appel est sérieux, tant sa misère est grande, elle s’empresse de répondre à son désespoir, pour ne pas le laisser souffrir plus longtemps. Elle arrive donc aussitôt, mais le pauvre Bûcheron, obéissant à l’instinct de conservation, recule à sa vue. N’est-ce pas encore conforme à lu nature?
II. — Réponse aux critiques. dirigées contre la fable de La Fontaine.
Je constate tout d’abord que notre ami Camille, à en juger par les griefs, qu’il a formulés contre la Fable de la Mort et du Bûcheron, n’a pas tout à fait pris à son compte la singulière critique que Despréaux en a faite, et qui est couramment rapportée dans le public (1). Mais il a ses griefs propres, qu’il faut examiner. Ils portent sur les deux parties de la fable que j’ai essayé de justifier, sur la peinture de la misère du Bûcheron et sur le drame de désespoir.
En ce qui concerne la première partie.
Notre ami prétend que, dans cette partie de la fable qui est toute descriptive, les développements circonstanciés donnés à la plainte du Bûcheron n’importent pas à la vérité à démontrer, qu’ils ralentissent l’action, qu’ils contredisent la conclusion, et même qu’ils ne sont pas à leur place, dans une œuvre didactique comme une fable. J’examinerai, un à un, chacun de ces griefs, qui demande une réponse spéciale.
§ 1. — Les développements circonstanciés sur le passé du Bûcheron sont-ils indifférents à la vérité à démontrer ?
Je ne le pense pas. Je les crois, pour ma part, très utiles.
La fable qui se bornerait à démontrer la vérité, (j’ai dit ce que vaut une telle démonstration), en rapportant sèchement les faits de l’aventure, sans individualiser les personnages en scène, et sans nous montrer le fond de leur âme, ne saurait nous intéresser ; quand bien même la logique y trouverait son compte ; parce que c’est le personnage qui fait l’intérêt de la fable, par son caractère, par ses sentiments, par ses actes; et il ne peut être intéressant pour nous, que s’il est vivant, que s’il est individualisé.
La vérité enjeu, quoi qu’on dise, ne peut souffrir de cette individualisation. Celle-ci n’enlève rien à l’exemple de sa force probante. Le rapport de l’exemple et de la vérité apparaît encore fort bien, dans notre fable; malgré les développements représentatifs, qui spécialisent le personnage. Est-ce que l’attachement à la vie, que montre le Bûcheron, n’est pas propre à tous les individus? Dans ces conditions, quel inconvénient}’ a-t-il à ce qu’un individu représente tous les individus? ab uno disce oranes.
La fable sera bien plus assurée du succès par cette individualisation, qui rapprochera le personnage de la réalité, que par une forme symbolique, qui nous laisserait froid et indifférent.
Pourquoi, dit-on, mettre tant en relief une simple crise de désespoir, car la peinture du malheur du Bûcheron ne sert qu’à cela. Pourquoi ? Mais ces développements, en dehors de l’intérêt que je viens d’indiquer, sont utiles, pour conférer à la plainte un air naturel, et pour rendre explicable l’appel de la Mort. Il faut donner à la plainte un certain développement, pour que le sort du personnage se rapproche le plus possible de la réalité. Or, que se passe-t-il dans la réalité? L’homme qui se désespère traduit son découragement par des plaintes, et des lamentations. II ne sait pas, quand il se lamente, que l’appel de la Mort n’aura pas de suite. La Fontaine, qui s’identifie avec son personnage, fait de même. Il ne sait pas, non plus, jusqu’au moment psychologique lui-même, que le malheureux reculera à la vue de la Mort. Il se met au même niveau mental que lui.
Ces développements servent encore à rendre explicable l’appel de la Mort. La peinture physique de la misère du Bûcheron, qui rappelle l’âge avancé de cet homme, la pesanteur de son fardeau et la défaillance de ses forces, ne suffit pas pour expliquer l’appel de la Mort. L’appel de la Mort est une résolution grave, qui a besoin d’être sérieusement motivée, pour nous faire connaître l’étendue de l’infortune de cet homme, et pour nous faire comprendre qu’il est amené à cette résolution par la force des choses. Sans l’indication des causes du malheur qui l’accablent, l’appel de la Mort par cet homme aurait plutôt l’air d’un acte brusque et irréfléchi que celui d’un acte imposé par la misère. La justification de cotte résolution est donc nécessaire et complote la peinture physique de l’infortuné Bûcheron .
Ainsi les développements critiqués sont non seulement utiles à l’effet général de la fable, dont ils augmentent l’intérêt; mais ils servent encore tout particulièrement à expliquer l’appel de la Mort.
§ 2. — Les développements circonstanciés sur le passé du malheureux retardent-ils l’action ?
Tel n’est pas mon avis. Il ne faut pas entendre l’action de la fable, dans un sens trop étroit, ni l’assimiler à l’action théâtrale : le drame de la fable est fait pour être lu, et non pour être représenté. Il faut élargir, ici, le sens du mot action, et comprendre, sous ce mot, l’action intérieure, comme l’action extérieure ; si l’on veut être dans le vrai. L’âme, comme le corps, est un centre d’action. Je ferai, en conséquence, rentrer sous le terme d’action intérieure, les dispositions diverses de l’âme, les soucis, les tourments, les angoisses qui l’agitent et la bouleversent. Quoique cette action n’ait pas l’extériorité des actions théâtrales, c’est encore de l’action. Bien souvent elle prépare, éclaire et amène l’action extérieure. L’action extérieure embrassera tous les actes des personnages, toutes les manifestations de la volonté, vers une fin déterminée, qu’il s’agisse d’exercer une influence sur autrui, ou d’atteindre un objet quelconque.
Je ferai, en conséquence, rentrer la plainte incriminée, dans laquelle le malheureux passe en revue toute sa misère passée, dans l’action intérieure. C’est une action préliminaire, qui prépare l’action tragique; loin d’être comme on le soutient, un temps d’arrêt dans le drame. Il y a des degrés dans les effets dramatiques.
On peut dire d’une manière générale que le dramatique est partout où se trouve exprimée une émotion, en rapport avec la situation envisagée ; or, on ne peut nier que la plainte du Bûcheron ne présente ce caractère.
§ 3. — Les développements circonstanciés contredisent-ils la conclusion ?
Si le bûcheron, dit notre ami, voit la vie sous les couleurs les plus noires, il doit, sans hésiter, se jeter dans les bras de la Mort, qu’il a appelée. Sou recul sérail incompréhensible. Il faut, pour rendre le recul vraisemblable, que l’auteur se montre réservé sur les causes du malheur; car s’il leur donnait trop de développements, il créerait, par ce grossissement de l’infortune, une sorte d’antagonisme entre la première et la deuxième partie de la fable; et on ne pourrait plus alors s’expliquer l’horreur de cet homme pour la Mort, qu’il aurait appelée.
Je ne reconnais pas, comme notre ami, qu’il y ait un lien nécessaire entre l’extrême misère et la mort. La première n’entraîne pas forcément la seconde. Tout Je monde a vu des hommes très malheureux, acculés à la dernière misère, reculer devant la mort. La situation contraire est tout à fait exceptionnelle.
La Fontaine a pensé que, puisque l’homme aime la vie, même dans l’extrême misère, que, puisque les choses sont ainsi d’ordinaire, il n’y avait pas d’inconvénient, ou plutôt il y avait avantage à prendre l’exemple le plus corsé, celui de l’homme le plus malheureux, pour établir la vérité qu’il avait en vue. Un tel exemple, dans son esprit, devait donner à l’idée de l’attachement de l’homme à la vie plus de force et plus de valeur. Il a vu là un argument de plus. Voilà pourquoi notre auteur n’a pas craint de parler de la misère passée du Bûcheron, avec une certaine insistance, et d’appuyer tout particulièrement sur les charges présentes qui accablent cet homme, rabattent et l’écrasent. Il ne pouvait voir, dans cet état de misère extrême, aucun obstacle à l’idée de recul ou d’attachement de l’homme à la vie. C’est pourquoi il nous a représenté cet homme, comme aimant mieux souffrir que mourir. Il n’y avait là, à ses yeux, aucune contradiction.
§4. — Les causes spéciales, gui motivent le désespoir du Bûcheron, sont-elles déplacées dans la fable ?
Je rappelle ces causes :
Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts, le créancier et la corvée, etc….
Voilà des causes d’infortune que certains moralistes trouvent inadmissibles dans une fable. Ils prétendent, et noire ami avec eux, qu’une œuvre didactique doit toujours chercher à élever l’âme du lecteur, par la peinture de nobles sentiments, ou de faits qui accusent une certaine force d’âme; et qu’elle doit rejeter tous les détails pénibles, qui peuvent se rapporter à une situation désespérée, parce qu’elle dénote une faiblesse, une défaillance de l’âme. Ils condamnent, par suite, l’énumération des charges du Bûcheron.
A ce système didactique à tendance morale et idéaliste, j’oppose le système artistique, à tendance positive et réaliste de La Fontaine. L’art, pour cet auteur, doit être l’image de la vie, et il doit, pour remplir celte fin, reproduire la réalité, telle qu’elle est, avec ses beaux et ses mauvais côtés. C’est, pour cette raison, qu’il a retracé, dans notre espèce, les causes du désespoir du malheureux Bûcheron, et qu’il a rappelé les charges de famille et les charges fiscales, qui rendent sa condition intolérable. En cela, il a été fidèle au principe de l’imitation de la nature.
Mais, ajoute-t-on, cet auteur parle comme un pamphlétaire quand il critique les charges fiscales, que supporte le Bûcheron. Est-ce là le langage qui convient dans une fable ? Je réponds que le fabuliste prend les choses telles qu’elles sont, et qu’il les dépeint telles qu’il les voit. De là, à demander, comme un pamphlétaire, la réformation de l’état de choses, il y a loin. La Fontaine, d’ailleurs, n’était pas homme à jouer ce rôle-là. Il a toujours passé, aux yeux de ses contemporains, pour un homme simple, résigné, soumis à la Providence et aux lois établies.
On ne peut pas, non plus, incriminer sa morale : un fabuliste n’est pas un sermonnaire. C’est un moraliste dramatique et non un moraliste dogmatique. L’enseignement du bien, ou des principes de conduite que les hommes doivent suivre dans la vie, n’est pas son affaire. S’il se laissait absorber, en écrivant, par l’intention morale du sujet, il serait obligé de déformer la réalité, dans son récit, pour l’accommoder à la fin qu’il a en vue, et son œuvre ne serait plus l’image de la vie. Elle en donnerait une fausse idée.
Mais, dit-on, en peignant la vie telle qu’elle est, et non telle qu’elle doit être, La Fontaine va être amené à peindre le mal, à représenter le succès des personnages, égoïstes, cruels, trompeurs, ambitieux (2).N’y a-l-il pas à craindre qu’une telle peinture ne produise un effet funeste sur l’esprit des enfants ? On peut répondre que la peinture du mal n’est pas un encouragement au mal, et que les enfants, qui savent déjà discerner le bien du mal, ne sont pas dupes de pareils tableaux. On pourrait comprendre l’objection, dans une certaine mesure, si le fabuliste s’était attaché exclusivement à peindre le mal, et à le montrer toujours triomphant. Mais il n’en est rien. On peut remarquer, chez lui, nombre d’exemples, où il fait ressortir les mauvais effets du mal, et les bons effets du bien, de la compassion, de la prévoyance, de l’amitié, de la reconnaissance, et autres vertus moyennes, qui ont leur application, tous les jours, dans les relations sociales.
En deux mots, La Fontaine peint la vie réelle, comme Molière, comme Racine, comme les auteurs dramatiques, estimant que l’art, sans la vérité, manquerait de consistance et de solidité. De là sa morale de juste milieu, où les conseils de prudence ont autant de place que les leçons de sagesse.
En ce qui concerne la deuxième partie.
La deuxième partie de la fable ne paraît pas assez dramatique, à notre ami Camille, parce que, d’après lui, la Mort ne se fait pas assez prier. Je pense, au contraire, qu’on ne peut rien de plus dramatique que l’arrivée de la Mort, et la vue de son terrible aspect. Les appels répétés du Bûcheron ne sauraient avoir la même force que l’apparition de la Mort dans son horrible appareil.
Division II — Fable de Despréaux.
Le dos chargé de bois, et le corps tout en eau,
Un pauvre bûcheron, dans l’extrême vieillesse ,
Marchait en haletant de peine et de détresse.
Enfin las de souffrir , jetant là son fardeau .
Plutôt que de s’en voir accabler de nouveau,
Il souhaite la mort, et cent fois il l’appelle;
La mort vient à la fin. Que veux-tu? cria-t-elle.
Qui, moi ? dit-il alors , prompt à se corriger.
Que tu m’aides à me charger.
Je présenterai, en premier lieu, l’analyse de cette fable, et, en second lieu, j’en ferai la critique.
Subdivision I. — Analyse de la fable de Despréaux.
Comme celle de La Fontaine, la fable de Despréaux sur la Mort et le Bûcheron comporte deux parties, une partie descriptive et une partie dramatique. Mais, chez cet auteur, ces deux parties ont un caractère exclusivement physique : il n’y est question que des sueurs du Bûcheron et de ses cris.
Despréaux a supprimé, dans son œuvre, les réflexions que, chez La Fontaine, ce malheureux fait sur son sort. Il ne nous dit donc rien des soucis et des angoisses, qui agitent l’âme de cet infortuné.
Subdivision II — Critique de la fable.
Je me propose d’apprécier cette fable, au point de vue de la méthode nouvelle, qui, on l’a vu, n’entend pas sacrifier l’intérêt à la logique, et qui, sans perdre de vue la vérité à démontrer, s’efforce de communiquer une certaine vie au personnage, et de donner de la réalité une image aussi ressemblante que possible, en entrant dans quelques détails sur le compte des personnes et des choses.
Despréaux, à mon avis, s’est trop préoccupé de l’idée générale en cause, de la vérité à prouver, et n’a pas assez mis en relief le personnage du Bûcheron, dans sa fable. Je ne méconnais pas assurément l’importance de l’idée générale qui est l’idée dominante. L’auteur ne doit pas la perdre de vue, car elle est nécessaire, pour imprimer une certaine direction aux développements du sujet, et pour assurer l’unité de l’œuvre, dans la variété de ses parties, par Tordre, la proportion et l’enchainement qu’elle exige ; mais cette idée ne doit pas s’imposer tyranniquement à l’auteur, au point de lui faire rejeter les développements particuliers, qui concernent le personnage, dont la vie est, pour nous, une source d’intérêt.
Les conditions de la vie du personnage, le milieu qui l’entoure, les sentiments qui l’animent, dans la situation où il est représenté, doivent, selon moi, avoir leur part dans les développements de la fable, comme dans la réalité; et c’est par ces détails, en apparence insignifiants, détails, qui se rapporteront aussi bien à l’âme qu’au corps du personnage, que l’auteur nous intéressera. Despréaux, à mon sens, a trop négligé ce point. Il nous parle bien du dehors de l’homme, de ses sueurs, mais il ne nous dit rien du dedans, de l’âme du malheureux, de ses pensées, de ses tourments; or, c’est l’âme qui fait l’homme, et qui, par ses mouvements divers, nous préoccupe pas dessus tout. Il y a là évidemment une lacune dans la fable de Despréaux. Dans ces conditions, son personnage nous apparaît plutôt comme un être dégradé que comme un homme.
Ceci dit, voyons d’un peu plus près les diverses parties de sa fable.
I. — Critique des parties de la fable.
Je m’expliquerai, à ce propos, sur la suppression des causes du malheur du Bûcheron, dans la première partie de la table, et sur les cris de cet infortuné, dans la deuxième.
§ 1. — De la suppression des causes du malheur.
Quand on songe que Despréaux a proclamé le principe de l’imitation de la nature, qu’il a réduit la nature à l’homme et l’homme à l’âme; on ne comprend pas comment il a pu supprimer le tableau de la souffrance morale du Bûcheron, qui nous aurait renseigné sur l’âme de ce malheureux, sur l’âme qui, pour lui, est tout l’homme ; car le corps à ses yeux, n’est qu’un automate. Et chose étrange ! il s’ingénie, lui, à faire, dans sa fable, le tableau de la souffrance physique de l’homme, c’est-à-dire de l’automate. On pourrait souhaiter un peu plus de logique dans les idées de l’auteur. Quelle est maintenant la conséquence de la suppression des causes du malheur?
Il résulte de là que le personnage du Bûcheron, chez Despréaux, n’est pas intéressant, et qu’il ne fait même pas figure d’homme. C’est ce que je vais essayer de montrer, aussi brièvement que possible.
Le Le Bûcheron de Despréaux n’est pas intéressant. Si l’individualisation du personnage, si la révélation de son état d’âme, ou de l’émotion qui l’agite, sont des sources d’intérêt dramatique, comme je l’ai dit; en m’inspirant des idées de La Fontaine; il faut avouer que la fable de Despréaux, sous ce rapport, manque d’intérêt. On n’y sent pas cette émotion communicative, qui est l’effet, chez l’auteur, d’une certaine imagination sympathique, imagination qui lui permet, dans le feu de la composition, de descendre dans l’âme de son personnage, de s’identifier avec lui, de vivre pour un moment de sa vie, et de se pénétrer de sa joie ou de sa douleur, parumper, comme dit Quintilien ; au point de s’émouvoir lui-même sur le sort d’autrui, comme s’il était lui-même autrui ; on n’y sent pas cette émotion, qui répand tant d’intérêt dans l’œuvre, par les tableaux qu’elle inspire, et les mouvements qu’elle suggère ; cette émotion qui de l’âme de l’auteur passe dans le tissu de l’œuvre et de l’œuvre passe dans l’âme du lecteur.
Despréaux a beau nous représenter son bûcheron tout en eau et haletant, et succombant sous le poids de son fagot, il ne nous touche pas ; parce que nous ne voyons là qu’une douleur de surface. La peinture morale du malheur nous eût autrement impressionné. Le souvenir des privations passées de cet homme, de ses efforts longs et infructueux, et l’énumération des charges accablantes, qui pèsent encore aujourd’hui sur ce vieillard, nous auraient permis de mesurer la profondeur de sa misère, et nous n’aurions pu rester insensibles au tableau d’une telle infortune. Au lieu de ce tableau que trouvons-nous, chez Despréaux, sur la douleur morale de cet homme? une simple indication. L’auteur nous dit qu’il est — las de souffrir. Ces mots sont tout à fait insuffisants, pour exprimer l’accablement de l’âme, au souvenir pénible et douloureux des déceptions passées ; et pour rendre l’inquiétude vive et angoissante, que fait naître l’idée des cruels besoins que réserve l’avenir. On voit par là quo l’auteur n’a pas vécu son sujet.
La fable de Despréaux n’est que la sèche exposition d’une infortune, présentée uniquement en vue de la démonstration d’une idée générale, l’attachement de l’homme à la vie.
2° Le Bûcheron de Despréaux ne fait même pas figure d’homme.
Ce bûcheron ne ressemble même pas à un être humain, puisqu’il ne souffre que dans son corps. L’homme étant composé d’un corps et d’une âme, souffre, dans la douleur, aussi bien dans son âme que dans son corps. Il aurait donc fallu, pour nous donner l’image de la vie, présenter le tableau de cette double souffrance. Ce tableau, tout au moins, s’imposait pour le bûcheron.
En outre, un personnage ne fait figure d’homme, dans une fable, que quand il apparaît comme un être particulier nettement caractérisé par ses attaches à la vie, et par le rôle qu’il joue, sur le théâtre du monde, où nous avons nous-même notre rôle à remplir. Plus le personnage, que la fable met en scène, se rapproche de nous, par sa condition, par ses joies ou ses misères, par ses charges, et plus il nous semble réel
Ce vieillard, en dehors des fatigues que lui imposent la confection et le transport du fagot, a-t-il des charges à remplir? Voilà ce que nous voudrions savoir; voilà ce qui le rapprocherait de tout le monde. A-t-il une femme à nourrir? Une famille à élever? A-t-il des déboires avec les soldats? Des tourments avec les receveurs d’impôts? Est-il écrasé par les corvées, ou par d’autres réquisitions? Despréaux ne nous dit rien à ce sujet. Son personnage, qui semble exempt de toutes charges, ne ressemble pas à un homme, car tout homme à des charges.
§ 2. — Des cris du malheureux.
Le Bûcheron de Despréaux appelle cent fois la Mort. Cet effet est-il si dramatique que le croit cet auteur? Je pense qu’il s’est mépris sur ce point. Que signifient des cris, dont nous ne connaissons pas la cause ? De tels cris ne peuvent-ils pas provenir de toute douleur, et même provenir de toute autre cause, comme les cris d’un fou ? Un appel quelconque, dans une œuvre littéraire, n’a de valeur dramatique que quand il a une raison d’être. C’est son intelligibilité et sa justesse, qui font sa valeur et sa force. Quelle est ici la raison d’être de cet appel, la raison sérieuse bien entendu ? Nous la cherchons, en vain, dans l’œuvre.
L’homme, qui exprime sa douleur simplement, et qui nous en indique clairement les causes, comme le Bûcheron de La Fontaine, fait plus d’effet sur nous que celui qui profère des cris, que nous ne comprenons pas.
II — Conclusion de la Critique des parties..
Quelle idée pouvons-nous nous faire du Bûcheron de Despréaux, d’après les développements de l’auteur? Il nous apparaît plutôt comme une brute que comme un homme. Despréaux nous le représente comme étant uniquement capable de porter des fagots, de suer et de crier. Il est incapable de la moindre réflexion et du moindre retour sur lui-même. Un tel personnage n’est vraiment pas intéressant.
Notre ami Camille reprochait tout à l’heure à La Fontaine d’avoir trop appuyé sur le désespoir du malheureux ; ce dont il aurait dû se garder, disait-il, parce que le désespoir, est une défaillance de l’âme ; et il en concluait que ce poète avait ainsi abaissé le rôle de la fable, qui, d’après lui, ne doit mettre en relief, que de nobles sentiments; mais l’auteur, dont il se fait le défenseur, n’encourt-il pas le même reproche, en réduisant son personnage à l’état de bête de somme? Si l’intérêt de la fable croît avec la dignité du personnage, la fable de La Fontaine l’emporte à ce point de vue, sur celle de Despréaux, car, dans la sienne, au moins, le Bûcheron fait encore figure d’homme (3)………
Y a-t-il, d’un autre côté, supériorité de la fable de Despréaux sur celle de La Fontaine, au point de vue de la démonstration de la vérité ? J’en doute; car l’intérêt de l’œuvre contribue certainement à l’effet de la démonstration ; et, ici encore ,La Fontaine l’emporte sur Despréaux.
(Edmon Cuvelier, La Fontaine et Boileau sur le terrain de la Fable – Lille, librairie générale J. Tallandier – J. Morand, gérant – 1906.)
Analyse de la fable:
- Le Bûcheron et la Mort par Despréaux
- Commentaires et analyses sur La Mort et le Bucheron de MNS Guillon
- La Mort et le Malheureux par Rousseau
Notes :
(1) Boileau disait que la fable de La Fontaine était languissante et qu’elle était écrite dans le style de Marot. On trouvera cette opinion rapportée dans Racine fils. B. N. œuvres de Racine Louis, Inventaire Z, 28243, tome V, p. 77 ; et 28240, tome 2, p. 466, 507). Voir plus haut p. 49, et plus bas p. 135.
D’Alembert critique le jugement de Boileau en ces termes: on ne conçoit pas où est la langueur, que Despréaux trouvait dans la fable de La Fontaine; encore moins en quel endroit de cette fable, La Fontaine a employé le style de Marot. (D’Alembert, œuvres philosophiques, historiques et littéraires, édition Bastien, B. N. Tome VII, p. 108, 169; tome VI, p. 85; œuvres de Boileau, par Daunoit, B. N. Inventaire YL. 8018, tome 2, p. 341).
(2) On sait que Lamartine, dans la préface des premières Méditations., (édition Hachette el Cie, page 5) et Jean-Jacques Rousseau dans son Emile (liv. 2) ont critiqué les fables de La Fontaine, au point de vue moral.
(3) A la page 56, la fable de Jean-Baptiste Rousseau sur la Mort et le Bûcheron, sans porter de jugement sur elle. Le moment est venu de le faire. Que penser de cette fable ?
Nous avons dit qu’une fable doit non seulement instruire, mais encore qu’elle doit plaire, et que, pour répondre à cette seconde fin, elle doit se rapprocher de la vie ; en individualisant les personnages en scène, en indiquant les causes de leurs actes et en déterminant les circonstances, dans lesquelles ils les accomplissent. Il s’ensuit, comme conséquence, qu’il faut exclure de l’œuvre les généralités, qui ne spécifient rien, et qui ne sauraient, dès lors, intéresser.
Jean-Baptiste Rousseau a complètement méconnu cette règle. On ne trouve dans sa fable, aucun détail, aucune peinture, ni sur la vie du Bûcheron, ni sur ses charges, ni sur les causes de sa souffrance, ni sur le temps, depuis lequel il souffre. Sa fable n’est qu’une accumulation de généralités, telles que — chargé d’ans et d’ennuis — de peine exténué — de forces dénué — maudissait ses souffrances — mettait dans la mort toutes ses espérances. Elle ne dit rien ni à l’esprit, ni au cœur. Elle est de beaucoup la plus faible des trois. (Analyse : La Fontaine et Boileau sur la Fable )