Jean-Jacques Rousseau
Écrivain, philosophe, analyses des fables – Le Corbeau et le Renard
La fable Le Corbeau et le Renard, analysée par J.-J. Rousseau.
Je ne connais dans tout le recueil de La Fontaine que cinq ou six fables où brille éminemment la naïveté puérile ; de ces cinq ou six je prends pour exemple la première (1) de toutes, parce que c’est celle dont la morale est le plus de tout âge, celle que les enfants saisissent le mieux, celle qu’ils apprennent avec le plus de plaisir, enfin celle que pour cela même l’auteur a mise par préférence à la tête de son livre. En lui supposant réellement l’objet d’être entendue des enfants, de leur plaire et de les instruire, cette fable est assurément son chef-d’œuvre : qu’on me permette donc de la suivre et de l’examiner en peu de mots.
Le Corbeau et le Renard,
* Maître corbeau, sur un arbre perché,
Maître ! que signifie ce mot en lui-même ? que signifie-t-il au devant d’un nom propre ? quel sens a-t-il dans cette occasion ?
Qu’est-ce qu’un corbeau ?
Qu’est-ce qu’un arbre perché ? L’on ne dit pas sur un arbre perché, l’on dit perché sur un arbre. Par conséquent, il faut parler des inversions de la poésie ; il faut dire ce que c’est que prose et que vers.
* Tenait en son bec un fromage.
Quel fromage ? était-ce un fromage de Suisse, de Brie ou de Hollande ? Si l’enfant n’a point vu de corbeaux, que gagnez-vous à lui en parler ? S’il en a vu, comment concevra-t-il qu’ils tiennent un fromage à leur bec ? Faisons toujours des images d’après nature.
* Maître renard, par l’odeur alléché,
Encore un maître ! mais pour celui-ci, c’est à bon titre : il est maître passé dans les tours de son métier. Il faut dire ce que c’est qu’un renard, et distinguer son vrai naturel du caractère de convention qu’il a dans les fables.
Alléché. Ce mot n’est pas usité. Il le faut expliquer ; il faut dire qu’on ne s’en sert plus qu’en vers. L’enfant demandera pourquoi l’on parle autrement en vers qu’en prose. Que lui répondrez-vous ?
Alléché par l’odeur d’un fromage ! Ce fromage, tenu par un corbeau perché sur un arbre, devait avoir beaucoup d’odeur pour être senti par le renard dans un taillis ou dans son terrier ! Est-ce ainsi que vous exercez votre élève à cet esprit de critique judicieuse qui ne s’en laisse imposer qu’à bonnes enseignes, et sait discerner la vérité du mensonge dans les narrations d’autrui ?
* Lui tint à peu près ce langage :
Ce langage ! Les renards parlent donc ? Ils parlent donc la même langue que les corbeaux ? Sage précepteur, prends garde à toi : pèse bien ta réponse avant de la faire, elle importe plus que tu n’as pensé.
* Eh ! bonjour, monsieur le corbeau !
Monsieur! titre que l’enfant voit tourner en dérision, même avant qu’il sache que c’est un titre d’honneur. Ceux qui disent monsieur du Corbeau auront bien d’autres affaires avant que d’avoir expliqué ce du.
* Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !
Cheville, redondance inutile. L’enfant voyant répéter la même chose en d’autres termes, apprend à parler lâchement. Si vous dites que cette redondance est un art de l’auteur, qu’elle entre dans le dessein du renard qui veut paraître multiplier les éloges avec les paroles, cette excuse sera bonne pour moi, mais non pas pour mon élève.
* Sans mentir, si votre ramage
Sans mentir ! On ment donc quelquefois ? Où en sera l’enfant si vous lui apprenez que le renard ne dit sans mentir que parce qu’il ment ?
Répondait à votre plumage,
Répondait ! Que signifie ce mot ? Apprenez à l’enfant à comparer des qualités aussi différentes que la voix et le plumage ; vous verrez comme il vous entendra.
* Vous seriez le phénix des hôtes de ces bois.
Le phénix ! Qu’est-ce qu’un phénix ? Nous voici tout à coup jetés dans la menteuse antiquité, presque dans la mythologie.
Les hôtes de ces bois ! Quel discours figuré ! Le flatteur ennoblit son langage et lui donne plus de dignité pour le rendre plus séduisant. Un enfant entendra-t-il cette finesse ? sait-il seulement, peut-il savoir ce que c’est qu’un style noble et un style bas ?
* A ces mots le corbeau ne se sent pas de joie,
Il faut avoir éprouvé déjà des passions bien vives pour sentir cette expression proverbiale.
* Et, pour montrer sa belle voix,
N’oubliez pas que, pour entendre ce vers et toute la fable, l’enfant doit savoir ce que c’est que la belle voix du corbeau.
* Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
Ce vers est admirable : l’harmonie seule en fait image. Je vois un grand vilain bec ouvert ; j’entends tomber le fromage à travers les branches : mais ces sortes de beautés sont perdues pour les enfants.
* Le renard s’en saisit, et dit : Mon bon monsieur,
Voila donc déjà la bonté transformée en bêtise. Assurément on ne perd pas de temps pour instruire les enfants.
* Apprenez que tout flatteur
Maxime générale ; nous n’y sommes plus.
* Vit aux dépens de celui qui l’écoute.
Jamais enfant de dix ans n’entendit ce vers-là.
* Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute.
Ceci s’entend, et la pensée est très bonne. Cependant il y aura encore bien peu d’enfants qui sachent comparer une leçon à un fromage, et qui ne préférassent le fromage à la leçon. Il faut donc leur faire entendre que ce propos n’est qu’une raillerie. Que de finesse pour des enfants !
* Le corbeau, honteux et confus,
Autre pléonasme ; mais celui-ci est inexcusable.
* Jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus.
Jura ! Quel est le sot de maître qui ose expliquer à l’enfant ce que c’est qu’un serment ?
Conclusion :
Voilà bien des détails , bien moins cependant qu’il n’en faudrait pour analyser toutes les idées de cette fable, et les réduire aux idées simples et élémentaires dont chacune d’elles est composée. Mais qui est-ce qui croit avoir besoin de cette analyse pour se faire entendre à la jeunesse ? Nul de nous n’est assez philosophe pour savoir se mettre à la place d’un enfant. Passons maintenant à la morale.
Je demande si c’est à des enfants de six ans qu’il faut apprendre qu’il y a des hommes qui flattent et mentent pour leur profit ? On pourrait tout au plus leur apprendre qu’il y a des railleurs qui persiflent les petits garçons, et se moquent en secret de leur sotte vanité : mais le fromage gâte tout ; on leur apprend moins à ne pas le laisser tomber de leur bec qu’à le faire tomber du bec d’un autre. C’est ici mon dernier paradoxe, et ce n’est pas le moins important.
Suivez les enfants apprenant leurs fables, et vous verrez que, quand ils sont en état d’en faire l’application, ils en font presque toujours une contraire à l’intention de l’auteur, et qu’au lieu de s’observer sur le défaut dont on veut les guérir ou préserver, ils penchent à aimer le vice avec lequel on tire parti des défauts des autres. Dans la fable précédente les enfants se moquent du corbeau, mais ils s’affectionnent tous au renard ;…
(1) C’est la deuxième !!!
Émile – livre II – Jean-Jacques Rousseau.
Autres analyses:
- Le Corbeau et le Renard, analysée par A. de Closset
- Le Corbeau et le Renard, analysée par C. Rouzé
- Le Corbeau et du Renard, analysée par Louis Moland.
- Le Corbeau et le Renard, expliquée par J.-J. Rousseau.
- Le Corbeau et le Renard, commentée par Hygin-Furcy