
Dans ce temps-là, il arriva que les habitants d une île voisine du royaume de Crésus, nommée Samos, offensèrent ce prince, qui se préparait à les punir sévèrement en envoyant contre eux une grande armée, lorsque les Samiens, pour apaiser sa colère, députèrent auprès de lui un ambassadeur dont ou vantait partout l’adresse et l’esprit.
Cet ambassadeur se nommait Esope, et si je vous faisais son portrait, peut-être ne pourriez-vous pas vous empêcher de rire, quoique je vous suppose tous trop bien élevés pour railler les défauts naturels.
Esope, donc, était un petit homme dont les jambes torses, la tète d’une grosseur monstrueuse, et la bouche démesurément large, produisaient au premier aspect l’effet le plus désagréable; mais, tout mal tourné qu’était son extérieur, il était doué d’un esprit si enjoué et d’un caractère si estimable, qu’il se faisait aimer de tous ceux qui le connaissaient.
Quoique, ce jour-là, Esope fût vêtu d’un magnifique manteau qui cachait une partie de ses difformités, Crésus, en le voyant, ne put s’empêcher de reculer de surprise el d’effroi : « Qu’est ceci ? s’écria-t-il ; les Samiens ont-ils voulu se moquer de moi, en m’envoyant un pareil ambassadeur?»
Mais la colère fit bientôt place à l’admiration, lorsqu’avant permis à Ésope d’exposer le sujet de son ambassade, celui-ci, après s’être prosterne devant son trône, selon la coutume des peuples de l’Asie lui raconta la fable suivante :
« Un homme, qui s’amusait dans son champ à prendre des sauterelles, trouva par hasard une cigale; il allait la tuer comme il avait tué les premières : « Que vous ai-je fait, lui dit celle-ci, pour me traiter si sévèrement ? je ne mange point votre blé, et ne vous cause aucun dommage; car je n’ai que ma voix, dont je me sera bien innocemment pour chanter soir et matin. »
« Grand roi, vous êtes l’homme aux sauterelles, et moi, je suis semblable à la chétive cigale; je n’ai que la voix, et je me garderais bien de m’en servir pour vous offenser. »
Crésus fut charmé de cet à-propos. Il releva Esope avec honte; mais il se plaignit amèrement des Samiens, contre lesquels il était encore fort irrité. Alors Esope Lui raconta cette autre fable, qui lui causa un si vif plaisir, qu’il eut bientôt oublié son ressentiment :
« Un jour, les loups et les brebis, lasses de se faire la guerre, conclurent un traité de paix. Les maîtres loups promirent aux brebis qu’ils les laisseraient paître tranquillement dans les prairies, si elles voulaient leur livrer les chiens qui gardaient le troupeau; les crédules brebis y consentirent. Mais dès que les loups eurent les chiens en leur puissance, ils les étranglèrent sans rémission; et tombant aussitôt sur les moutons, qui n’avaient plus leurs fidèles gardiens, ils les dévorèrent tous jusqu’au dernier. »
« C’est vous, ô roi! qui êtes le loup; et moi, je suis le chien fidèle qui viens défendre le peuple de Samos : voudriez-vous donc punir ce peuple, à présent! que son gardien est entre vos mains? »
Le roi s’amusa beaucoup de celle fable, qu’il pria Esope décrire pour lui, ainsi que plusieurs autres qu’il avait composées: car Esope était l’auteur d’un grand nombre de ces contes charmants, où il fait habilement parler les animaux pour l’instruction des hommes. Crésus, en sa considération, pardonna aux Samiens leurs injures, et pour décider Esope à demeurer en Lydie, il le combla de tant d’honneurs et de bienfaits, que celui-ci consentit à se fixer dans ce royaume.
Cet homme, tout contrefait qu’il était, méritait une si haute fortune, tant il avait d’esprit ci de savoir. Né dans la plus infime de toutes les conditions, puisqu’il avait été vendu comme esclave, sa difformité l’avait souvent rendu le jouet de ceux même qui partageaient son esclavage; mais son mérite le tira de la
servitude, et devint ensuite la cause des faveurs que Crésus se plut à lui prodiguer. Ce prince n’eut d’ailleurs jamais à regretter ces bienfaits, parce qu’Esope le servit avec fidélité de ses conseils et de ses lumières, et lui témoigna tant qu’il vécut une profonde reconnaissance.
Cet Ésope, dont je vous parle ici, est celui qui a composé de si jolies fables, que vous connaissez sans doute déjà. Lorsque vous les lirez de nouveau, rappelez-vous que cet ingénieux écrivain non-seulement nous donne de bonnes leçons dans ses contes, mais que pendant sa vie il donna aussi de bons exemples.
- L’Histoire ancienne, racontée aux enfants, par M. Lamé Fleury,…1869 (Lamé Fleury, Jules Raymond, 1797-1878)