Bruno Van Hollebeke
Analyses des fables – Le Corbeau et le Renard
Études littéraires sur ” Le Corbeau et le Renard” – B. Van Hollebeke édition 1855
Le Corbeau et le Renard.
Maître corbeau, sur un arbre perché 1,
Tenait en son bec un fromage.
Maître renard, par l’odeur alléché 2,
Lui tint à-peu-près ce langage :
Hé ! bonjour, monsieur du corbeau 3.
Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau 4 !
1 – Sur un arbre perché. Perché sur un arbre. Cette inversion a été désapprouvée. A la vérité, elle est plus dure que celle du vers suivant : Par l’odeur alléché. Mais nous ne croyons pas qu’elle puisse engendrer l’équivoque ni donner lieu à la question naïve que s’est posée J.-J. Rousseau : « Qu’est-ce qu’un arbre perché ? » Du reste, l’auteur de l’Émile, semble avoir pris plaisir à faire la parodie de cette fable.
2 – Alléché, attiré, affriandé. Ce mot appartient au style familier et badin.
3 – L’emploi de la particule du est très-plaisant. (Nodier.)Le renard pour flatterie corbeau en fait un gentilhomme.
4 – Cheville, redondance inutile ! s’écrie J.-J. Rousseau. L’enfant voyant répéter la même chose en d’autres termes, apprend à parler lâchement. » Voici ce qu’en pense Charles Nodier « Il y a dans ce vers deux défauts en apparence : le premier est le pléonasme qu’y voyait J.-J. Rousseau; le second, l’atténuation de l’idée, qui rend le pléonasme plus choquant. En effet, le premier hémistiche est positif: Que vous êtes joli! le second n’est que relatif : Que vous me semblez beau! mais si l’on y réfléchit, on verra que le premier est un tour général, et que le second renferme une formule adroite et intéressée par laquelle le renard rappelle sur lui-même l’attention du corbeau. Cette redondance est fort heureuse, parce que le renard cherche moins à convaincre le corbeau de sa beauté que de l’admiration qu’elle lui inspire. Il y a d’ailleurs d’un mot à l’autre une gradation suffisante.” (Nodier.)
Le joli est aimable, le beau se fait admirer. (Guillon. )
Sans mentir, si votre ramage 5
Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le phénix 6 des hôtes de ces bois.
A ces mots le corbeau ne se sent pas de joie ;
Et, pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie 7.
Le renard s’en saisit, et dit : Mon bon monsieur,
Apprenez que tout flatteur 8
Vit aux dépens de celui qui l’écoute :
Cette leçon vaut bien un fromage sans doute 9.
5 – Ramage vient du latin ramus, rameau. On a appelé le chant des oiseaux ramage à cause des rameaux sur lesquels ils chantent. Ce mot s’applique exclusivement au chant du bois, et ne se dit que des petits oiseaux. Ici La Fontaine ne serait pas excusable d’appeler le cri du corbeau un ramage, s’il ne faisait parler le renard, qui cherche à assimiler les cris de celui qu’il veut flatter aux chants harmonieux du rossignol. (Marty-Laveaux.)
6 – Phénix. Oiseau fabuleux d’une beauté merveilleuse et l’unique de son espèce. Quand il succombait sous le poids de la vieillesse, il ramassait de petites branches d’arbres odoriférants, en formait un bûcher, y mettait le feu, et s’y laissait brûler tout entier. De ses cendres renaissait un autre phénix, également seul et aussi beau que le premier. Ce conte s’est conservé jusqu’à nos jours pour donner l’idée d’une chose qui est très-belle et fort rare.
(J.-J. Rousseau.)
7 – J.-J. Rousseau avoue que ce vers est admirable et que l’harmonie seule en fait image. Je vois, dit-il, un grand vilain bec ouvert; j’entends tomber le fromage à travers les branches.
La diphthongue criarde qui termine ce vers et les trois précédents (bois, joie, voix, proie) exprime à merveille le chant du corbeau.
(Nodier.)
8 – Monsieur ne rime pas avec flatteur. (Nodier.)
9 – Il est plaisant de mettre la morale dans la bouche de celui qui
Le corbeau, honteux et confus,
Jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus 10.
profite de la sottise. C’est le renard qui donne la leçon à celui qu’il a dupé, ce qui rend cette petite scène théâtrale et comique.
(Chamfort)
La Fontaine ne manque guère l’occasion de mettre la morale dans la bouche de ses acteurs.
10 Qu’on se garde bien de prendre comme modèle à imiter l’un des deux personnages. (Aimé-Martin.)
Dans cette fable, La Fontaine montre les travers des hommes, châtiés les uns par les autres, comme cela arrive en effet dans la société, et c’est ce que Rousseau n’a pas voulu voir… La morale de cette fable n’est pas dangereuse, car tout le monde rit du corbeau qui se laisse tromper, sans faire plus de cas du renard. (Nodier.)
La vanité punie est le dénouement de ce petit drame.
Unité de la fable.—But. Prouver la sottise de ceux qui écoutent la flatterie.
Moyens : motif intéressé qui guide les flatteurs, v. 1-4.
Exagération des compliments qu’ils prodiguent. V. 4-10.
Complaisance avec laquelle le vaniteux écoute les flatteurs, et abandon avec lequel il donne dans leur piège. V. 10-13.
Châtiment.—Railleries du flatteur qui humilie sa dupe. V. 13 jusqu’à la fin.
(Etude du Corbeau et le Renard )
- Fable analysée par B. Van Hollebeke, édition 1855