Etudes sur L’Hirondelle et les petits Oiseaux, B. Van Hollebeke, 1855
L’Hirondelle et les petits Oiseaux, fable de Jean de la Fontaine
L’Hirondelle et les petits Oiseaux 1.
Une hirondelle en ses voyages
Avait beaucoup appris 2.
Quiconque a beaucoup vu
Peut avoir beaucoup retenu 3.
Celle-ci prévoyait jusqu’aux moindres orage3,
Et, devant qu’ils fussent éclos 4,
1 Division de cette fable: 1re partie, ou introduction, jusqu’aux mots : il arriva.—2e p. ou action, jusqu’à : Il en prit aux uns etc. 3e partie ou dénouement jusqu’à: Nous n’écoutons etc… Là commence la morale.
2 Remarquez cet art particulier à La Fontaine, de savoir, en nous parlant de bagatelles, nous placer d’un mot dans un grand ordre de choses. Voilà l’hirondelle, ce petit oiseau jaseur, devenu un autre Ulysse. (Guillon.)
3 Nous retrouvons la même pensée sous une forme négative dans les Deux Pigeons :
Quiconque ne voit guère
N’a guère à dire aussi. IX. 2.
4 Il faudrait dire avant que.
Ce défaut de système dans l’emploi.
Les annonçait aux matelots 5.
Il arriva 6 qu’au temps que la chanvre 7 se sème,
Elle vit un manant8 en couvrir maints sillons,
des prépositions et des adverbes se fait sentir à tout moment dans les fables de La Fontaine. On y rencontre beaucoup de locutions qui seraient incorrectes dans un autre genre de style, mais qu’on ne peut blâmer dans le sien. Son goût exquis ne recourait pas en vain à ces vieux idiotismes de la langue, déjà désavoués de son temps par la grammaire, mais qui plaisent par leur négligence même, et dont l’air d’antiquité convient si bien à l’apologue. (Nodier,)
5 Le fabuliste se plaît à faire ressortir l’expérience de l’hirondelle, pour faire paraître plus coupables à nos yeux les oisillons qui méprisent ses sages conseils.
6 arriva. Il est une remarque importante à faire au sujet du passé défini : c’est que, dans un récit, il marque toujours les faits dominants. Pour s’en assurer, qu’on s’en rapporte au Télémaque ; qu’on y suive le récit d’un bout à l’autre : chaque passé défini trahit un fait essentiel autour duquel viennent se grouper les imparfaits, et les plus-que-parfaits, comme autant de faits accessoires; et l’on peut dire que le passé défini est à ces autres temps ce que l’avant-scène est à l’arrière-plan d’un tableau.
«Calypso ne pouvait se consoler… elle se trouvait malheureuse… sa grotte ne résonnait plus… le triste souvenir d’Ulysse qu’elle y avait vu… etc..—Tout à coup elle aperçut… etc. »—Il est facile de faire l’application de cette théorie aux fables de La Fontaine, où le passé défini indique le commencement de l’action.
7 Chanvre s’employait autrefois au féminin comme au masculin ; il est encore féminin dans quelques provinces, notamment dans les villages du Soissonnais et aux environs de Château-Thierry, patrie de La Fontaine; mais l’usage du masculin a prévalu. (Lorin.) Charles Nodier fait remarquer que le mot chanvre a été fort rarement employé au féminin, même dans les anciens auteurs.
8 Manant ne s’emploie plus qu’en mauvaise part ; La Fontaine le dit ici dans le sens primitif. Ce mot qui vient du latin manere, signifiait au propre un paysan demeurant dans un village sans y avoir de propriété, et n’y vivant que de son travail. [Lorin.)
Ceci ne me plaît pas, dit-elle aux oisillons ;
Je vous plains 9 ; car, pour moi, dans ce péril extrême,
Je saurai m’éloigner, ou vivre en quelque coin.
Voyez-vous cette main qui par les airs chemine?
Un jour viendra, qui n’est pas loin,
Que ce qu’elle répand sera votre ruine 10.
De là naîtront engins 11 à vous envelopper,
Et lacets pour vous attraper,
Enfin mainte et mainte machine
Qui causera dans la saison Votre mort ou votre prison :
Gare la cage ou le chaudron !
C’est pourquoi, leur dit l’hirondelle,
Mangez ce grain ; et croyez-moi.
Les oiseaux se moquèrent d’elle :
Ils trouvaient aux champs trop de quoi.
Quand la chènevière fut verte,
9 Je vous plains. En prononçant ces mots, l’hirondelle a une arrière-pensée. Son expérience lui a appris que l’enfance écoule peu les bons conseils, et elle prévoit déjà le malheur qui doit arriver aux oisillons.
10 Ruine. Les 6 vers suivants sont le développement de celle idée. C’est une synthèse suivie d’une analyse.
11 Engins. Instruments, machines. Vieux mot qui a, dans ce cas, la signification de piège ou de filet, et qui a du rapport avec le verbe enseigner, regretté par La Fontaine. (Nodier.)
Tel, comme dit Merlin, cuide engeigner autrui,
Qui souvent s’enseigne soi-même.
J’ai regret que ce mot soit trop vieux aujourd’hui ;
Il m’a toujours semblé d’une énergie extrême.
Livre IV, f. 11
L’hirondelle leur dit : Arrachez brin à brin
Ce qu’a produit ce maudit grain,
Ou soyez sûrs de votre perte.
Prophète de malheur! babillarde! dit-on,
Le bel emploi que tu nous donnes !
Il nous faudrait mille personnes
Pour éplucher tout ce canton.
La chanvre étant tout à fait crue,
L’hirondelle ajouta “Ceci ne va pas bien;
Mauvaise graine est tôt venue 12
Mais, puisque jusqu’ici l’on ne m’a crue en rien,
Dès que vous verrez que la terre
Sera couverte, et qu’à leurs blés
Les gens n’étant plus occupés
Feront aux oisillons la guerre;
Quand reginglettes 13et réseaux
Attraperont petits oiseaux 14
12 Les vieillards aiment les proverbes. (Guillon.)
13 Je dois suppléer ici à l’insuffisance des dictionnaires, qui ont tous admis ce mot d’après La Fontaine, sans en donner l’explication. On appelle ginglette ou reginglette un piège portatif pour prendre les oiseaux, formé avec un bois flexible, qu’on courbe en arc en assujettissant les deux bouts avec une ficelle. On ploie cet arc, et on le maintient dans cet état en serrant la ficelle dans un trou, percé à un des bouts de l’arc, et dans lequel on a enfoncé légèrement une cheville en bois, qu’on nomme marchette. On dispose sur la mar-chetle une petite ficelle, avec un collet ouvert en rond. C’est là qu’on suspend une grappe de raisin, ou tout autre appât. L’oiseau, pour pouvoir s’en saisir, est obligé de se poser sur la marchette, que par son poids il fait sortir du trou; l’arc se redresse aussitôt, le nœud du collet se resserre, et l’oiseau est pris par la patte.
(Walckenaer.)
14 Reginglette et réseaux, etc. L’omission de l’article donne plus
Ne volez plus de place en place,
Demeurez au logis, ou changez de climat :
Imitez le canard, la grue et la bécasse.
Mais vous n’êtes pas en état
De passer, comme nous, les déserts et les ondes,
d’aller chercher d’autres mondes 15;
C’est pourquoi vous n’avez qu’un parti qui soit sûr :
C’est de vous renfermer au trou 16 de quelque mur17.
Les oisillons, las de l’entendre,
Se mirent à jaser aussi confusément
Que faisaient les Troyens quand la pauvre Cassandre
Ouvrait la bouche seulement 18.
de rapidité à la narration : c’est le moment suprême du danger. Puis elle donne souvent au style un air de naïveté qui convient bien à la” fable : ” Petit poisson deviendra grand. ”
15 L’hirondelle saisit l’occasion d’humilier un peu ces petits étourdis. Leur conduite envers elle l’y autorise.
16 Au trou. La Fontaine fait assez souvent usage de la préposition à pour dans.
17 Remède plus incommode et plus humiliant que ceux qu’elle a indiqués les deux fois précédentes. La gradation observée par le fabuliste prouve qu’il a voulu nous faire voir que le remède devient plus difficile à mesure que le mal progresse. Ainsi la première fois : mangez ce grain. La 2e fois : arrachez brin à brin… la 3e fois : Renfermez-vous au trou de quelque mur.
18 Avec quel art La Fontaine nous rappelle que sa fable est de l’histoire. (Aimé-Martin.)
Cassandre, fille de Priam, avait obtenu d’Apollon le don de prédire l’avenir ; mais ayant offensé le Dieu, il ajouta que ses prédictions ne seraient jamais écoutées. Elle s’était opposée à ce qu’on fît entrer dans Troie le cheval de bois dans lequel étaient cachés les chefs grecs qui prirent la ville; mais les Troyens refusèrent de la croire et la firent tairo parleurs clameurs.—
Voici des réflexions de Chamfort qui s’appliquent à ce passage :
Il en prit aux uns comme aux autres ;
Maint oisillon se vit esclave retenu.
Nous n’écoutons d’instincts que ceux qui sont les nôtres,
Et ne croyons le mal que quand il est venu.
« L’agrément et le sel de la plaisanterie de La Fontaine rapprochent si naturellement les grands et les petits objets ; on voit tour à tour dans un renard, Patrocle, Ajax, Annibal; Alexandre dans un chai ; on met de niveau Pyrrhus et la laitière… Cela prouve que des idées plus ou moins communes peuvent être plus ou moins heureusement rajeunies par le mérite de l’expression.»
(Chamfort. Eloge de La Fontaine.)
Unité de cette fable. But : montrer combien on est indocile aux sages conseils, et combien on est coupable de ne pas les suivre.
Moyens (puisés dans l’histoire des Oisillons) :
Grande expérience de l’hirondelle; son désir d’être utile. V. 1—7.
Le soin qu’elle prend de préciser la nature du danger que l’ignorance seule cache aux yeux des oisillons. V. 7—21.
Facilité du remède qu’elle leur indique, le mal étant encore à son origine. V. 21—23.
Indocilité, effronterie des oisillons. V. 23—25.
Danger croissant, instances de l’hirondelle, insolence croissante des oisillons. V. 25—33.
Nouvelles instances de l’hirondelle; elle précise le moment suprême du danger. V. 33—43.
(Etude de L’Hirondelle et les petits Oiseaux)
- Fable analysée par B. Van Hollebeke, édition 1855