Clodomir-Joseph Rouzé
Auteur de manuel scolaires, analyses des fables – Le Rossignol
Fable Le Rossignol – analysée par Clodomir Joseph Rouzé
La fable qui suit, d’un tour si fin et si délicat, a été attribuée à La Fontaine.
Elle n’est pas absolument indigne de ce poète. Il faudrait voir, dans cet apologue, l’expression des doléances du fabuliste au sujet de l’oubli que Colbert faisait de lu dans la répartition des pensions que Louis XIV accordait aux hommes de lettres. On sait que la plus large part n’était pas dévolue aux plus éminents : témoin le grand Corneille, qui en était réduit, dit-on, à raccommoder lui-même sa chaussure.
Un bruit s’épandit en tous lieux
Qu’aux oiseaux qui chantent le mieux,
On donnerait du grain pour toute leur année.
« J’en aurai, dit le rossignol,
Si la chose est bien ordonnée, »
Tout aussitôt il prend son vol,
Pour s’en aller à la donnée.
Là vinrent des oiseaux de toutes les façons,
Force tarins, force pinsons,
Force merles, force alouettes,
Des linottes très peu, moins encor de fauvettes,
Quoiqu’on estime assez leurs petites chansons.
Tout content de son aventure
Le rossignol aurait gagé
Qu’il serait le mieux partagé:
Mais il eût perdu la gageure.
Honteux, déchu de tous ses droits,
Il se retira dans les bois,
Ses plus agréables refuges ;
Et depuis, il a dit cent fuis :
« 0 nature! ôte-moi la voix,
Ou donne-moi de meilleurs juges. »
EXPLICATIONS
Épandit , épandre (lat. expandere) indique, dans celui qui l’ait cette action, une intention, un but déterminé que répandre n’exprime pas toujours. Ce terme est ici impropre, et a été amené par la mesure. Il faudrait : se répandit :
Le bruit se répandit certain jour en tous lieux.
Ordonnée est pris dans le sens étymologique : faire avec ordre, avec mesure, et par conséquent, avec justice et sagesse. — Donnée, dans le sens de distribution d’aumônes aux pauvres, s’emploie rarement aujourd’hui. — Façons ; c’est-à-dire de toutes les espèces : ce terme est un peu familier, et convient mieux à la conversation qu’à la poésie. — Force est ici synonyme de quantité, — quantité de tarins…, etc.
Des linottes très peu. La correction exigerait : de linottes : (très peu de linottes, moins encor de fauvettes). L’emploi de l’article donne à ce tour une allure familière, qui conviendrait à la conversation (pour des linottes, il en vint peu). Encor, pour encore, est amené par la mesure du vers.
Petites chansons, en parlant des fauvettes, dont quelques-unes, les fauvettes à tête noire, par exemple, ont un chant si doux et si sympathique, est une expression un peu dédaigneuse.
Son aventure. Le rossignol était content de voir qu’il n’était venu à la donnée que des oiseaux dont le chant ne pouvait supporter aucune comparaison avec le sien : il était sûr de remporter la victoire et d’être largement traité. — Gagé a le grave inconvénient d’être suivi de gageure (prononcez gajure). Cette répétition n’est pas heureuse.
Honteux « comme un renard qu’une poule aurait pris. » Il pouvait être confus à la rigueur, s’il avait gagé. Mais il n’était nullement déchu de tous ses droits, puisqu’il avait toujours sa belle voix. Il devait plutôt avoir du dépit, en voyant qu’il était si mal jugé. De là, en effet, son cri : « 0 nature ! » — Refuges a bien l’air d’avoir été mis là uniquement pour rimer avec juges. Il ne se retirait point dans les bois parce qu’ils lui sont plus agréables que d’autres lieux, mais parce qu’il lui était plus facile d’y cacher son dépit. Ce vers n’est pas heureux. Les deux derniers, au contraire, sont pleins de celte malicieuse finesse qui a dicté à La Fontaine la morale des Animaux malades de la peste.
Malgré ce trait final, et bien que la conception môme de celte fable soit très ingénieuse, nous ne pensons pas que cet apologue puisse être attribué à l’éminent fabuliste; car nous n’y retrouvons point la langue si précis ? et si pittoresque de La Fontaine.
- Clodomir Rouzé – 1832-1915
Rouzé, Clodomir. Analyses littéraires de fables de La Fontaine et de morceaux choisis, par C. Rouzé, 1886.