Antoine Alfred Désiré Carteret
Dans la poche d’un gueux, un vieux sou solitaire
Ne sachant par quoi se distraire,
S’était mis à philosopher.
C’était un sou limé des frottements du monde.
Il avait tant couru sur la terre et sur l’onde
Que de rien le matois ne se laissait coiffer.
De tout ce qu’il voyait il savait tout de suite
Défalquer le clinquant, l’inutile et le faux ;
Le réel constamment chez lui mettait en fuite
Toutes velléités de pensers grands et beaux.
De juger vite et juste il recherchait la gloire,
Et se croyait infaillible en ce point.
« Prévoyons, » se dit-il, « la cause obligatoire
« Qui me fera sortir de ce triste pourpoint.
« Le temps est sec et chaud, mon pauvre voudra boire ;
« Je me transforme donc pour lui, c’est bien certain,
« En un coup d’eau-de-vie au cabaret prochain. »
Le pauvre, heureux de voir s’égayer la nature,
Cheminait tout dispos et presque souriant,
Lorsqu’au bord de la route un autre mendiant
D’avoir pitié de lui par le bon Dieu l’adjure.
C’était un vieil aveugle, au visage amaigri,
Tout ridé, tout perclus, ployé par la souffrance.
L’aspect de ce malheur, avec tant de puissance,
De la compassion fit retentir le cri
Au cœur du pauvre au sou, qu’à la minute même
Dans le chapeau tendu la pièce fit le saut.
« Tiens, frère, à toi ! » dit-il ; « dans ma misère extrême
Au moins je vois les champs et le soleil là-haut. »
Je vous laisse à penser comme alors fut penaud
Notre sou philosophe, avec son beau système
De ne voir, ici-bas, de cause aux actions
Que l’intérêt ou bien de viles passions.
Ah ! les faits trop souvent confirment ces maximes ;
Mais le penchant au bien joue aussi de bons tours
A ces âpres censeurs des mobiles intimes :
Messieurs, souvent n’est pourtant pas toujours.
“Le vieux Sou”