Une cavale élevait son enfant
Dans un excellent pâturage ;
Rien n’y manquait, eau pure, tendre herbage.
Ombrage frais, et cependant
Le quadrupède adolescent
En fut bientôt dégoûté. « Quoi ! ma mère,
Toujours même lit, même chère !
Est-ce donc vivre que cela?
Ces lieux sont beaux ; mais par delà
Je gagerais qu’on trouve mieux encore.
Allons, ma mère, — Allons, dit la jument,
Il faut calmer l’ardeur qui te dévore ;
Partons, mon fils, et demain dès l’aurore
Allons tâter du changement »
Au point du jour ils traversent les plaines,
Grimpent les monts, se donnent mille peines,
Et tout cela sans rien voir de nouveau :
C’étaient des prés, et des bois, et de l’eau,
Comme chez eux ; et même en leurs domaines
Tout s’y trouvait et meilleur et plus beau.
Enfin au bout de la journée,
Lorsque la nuit eut brouillé l’horizon,
La mère ayant à la maison,
Par une route détournée,
Sa géniture ramenée,
On soupa bien. Le poulichon
Se récria sur la pâture,
Exquise et tendre nourriture,
Puis s’endormit sur le gazon,
Rêvant à la bonne aventure,
Et concluant que la nature
Met le bonheur dans la diversité.
Le changement, la nouveauté.
Le lendemain, en rouvrant la paupière.
Il reconnut les lieux et son erreur
Grande surprise; et dans son cœur
Il se disait : « Comment se peut-il faire
Que cet herbage, qui naguère
M’affardissait, me semblait odieux,
Soit devenu délicieux
En une nuit? — Non, non, reprit la mère;
L’herbage est tel qu’il a toujours été :
La jouissance journalière
T’en avait soûle dégoûté ;
Je t’ai guéri de la satiété
En te trompant ; souviens-t-en pour la vie.
Quand le bonheur est près de nous,
Mon fils, n’ayons pas la folie
De l’écarter par nos dégoûts. »
“La Cavale et le Petit”