Henri-François-Joseph de Régnier
Romancier et poète – La Cigale et la Fourmi
La Cigale et la Fourmi (1), par Henri de Regnier
Esope(2), fab. 134; fab. 244, (Coray, p. 75 et 76, p. 161, p. 334 et 335). — Aphthonius, fab. I, Fabula Cicadarum et Formicarum, instigans adolescentes ad laborem. — Avianus , fab. 34, Formica et Cicada. — Romulus, livre IV,fab. 19, Formica et Cicada. — Marie de France, fab. 19, d’un Gresillon et d’un Fromi. — Handent, 1ere. partie, fab. 181, d’un Fourmy et d’un Criquet. — Gilles Corrozet, fab. 99, des Formis et de la Cigalle ou Grillon — Le Noble, fab. 3, de la Cigale et de la Fourmi. L’économie. Mythologia œsopica Neveleti, p. 197, p. 286, p. 322, p. 378, p. 479. Cette fable a été reproduite dans le Recueil de poésies chrétiennes et diverses, tome III, p. 359 ( au lieu de la page 363, par suite d’une erreur de pagination).
L’idée première et la morale de cet apologue est déjà, comme l’on sait, dans le Livre des Proverbes (chapitre VI, versets 6-8). Seulement, au lieu de la Cigale, Salomon conduit auprès de la Fourmi l’homme paresseux en personne :
Vade ad Formicam, o piger, et considera vias ejus , et disce sapient iam : quae..,. parat in aestat cibum sibi, et congregat in messe quod comedat.
— Voyez ce qui est dit ci-après, p. 60, note 10, du peu de goût de Voltaire pour cette fable. — J. J. Rousseau la condamne (Émile, livre II), comme donnant aux enfants, contre l’intention du fabuliste, une leçon d’inhumanité. ” Vous croyez, dit-il, leur donner ‘la Cigale pour exemple; et point du tout, c’est la Fourmi qu’ils choisiront. On n’aime point à s’humilier : ils prendront toujours le beau rôle ; c’est le choix de l’amour propre, c’est un choix très-naturel. Or quelle horrible leçon pour l’enfance ! Le plus odieux de tous les monstres serait un enfant avare et dur, qui saurait ce qu’on lui demande et ce qu’il refuse. La Fourmi fait plus encore, elle lui apprend à railler dans ses refus. » Voyez dans la Fontaine et les fabulistes (tome II, p. 106 et suivantes, fin de la XVIIe leçon) les judicieuses remarques qu’inspire à M. Saint-Marc Girardin la critique de Rousseau, et, dans le même ouvrage (tome I, p. 400-410, XIIe leçon), un morceau charmant où il applique à la vie humaine cette première scène ” de l’ample comédie du poète. la suite, dans la même leçon, il cite la fable de le Noble, un des contemporains de la Fontaine qui ont traité le même sujet, et y relève avec raison quelques jolis vers. — La Cigale, et la Fourmi est aussi une des fables en rondeaux présentées au duc du Maine, avant 1677, par de Saint-Gilles Lenfant, alors encore page : voyez l’introduction de Robert, p. CXCIX et CC — Il existe de la Cigale et la Fourmi une parodie faite au dix-septième siècle même, et assez injurieuse pour Mme de Grignan, qui y joue le rôle de la Fourmi. On peut la voir au tome IV, p. 499, du Recueil Maurepas, à la Bibliothèque nationale, et tome III, p. 348 et 349, de la Correspondance de Bussy, édition Lalanne, Paris, 1858, in-12.
La Cigale, ayant chanté
Tout l’été, Se trouva fort dépourvue
Quand la bise fut venue :
Pas un seul petit morceau
De mouche ou de vermisseau 3.
Elle alla crier famine
Chez la Fourmi sa voisine,
La priant de lui prêter
Quelque grain pour subsister 4
Jusqu’à la saison nouvelle,
” Je vous paierai, lui dit-elle, ,
Avant l’oût 5, foi d’animal,
Intérêt et principal 6. »
La Fourmi n’est pas prêteuse :
C’est là son moindre défaut 7.
« Que faisiez-vous au temps chaud ?
Dit-elle à cette emprunteuse.
— Nuit et jour à tout venant
Je chantois, ne vous déplaise 8.
— Vous chantiez ? j’en suis fort aise :
Eh bien 9! dansez maintenant 10. »
Notes sur la fable :
1. L’édition in-4° de 1668, qui est la première des livres I-VI, donne ainsi les titres : fable première, fable seconde, fable troisième, etc. Les autres éditions publiées par l’auteur n’ont le mot fable, suivi d’un chiffre romain, qu’à la première fable de chaque livre (ainsi au livre premier : fable i); aux autres fables, elles ont simplement un chiffre romain.
2. Pour faciliter les rapprochements, nous indiquons en tête de chaque fable, dans un premier alinéa, les fables de sujet identique ou analogue qui nous ont paru dignes d’être signalées, chez les anciens, ou chez les modernes antérieurs à la Fontaine, ou chez ses contemporains; nous ne mentionnons les écrivains postérieurs à notre fabuliste que lorsqu’ils peuvent être l’objet d’une comparaison vraiment intéressante.
Dans un second alinéa, nous renvoyons aux fables anciennes contenues dans la Mythologie ésopique de Nevelet, recueil où nous pensons que la Fontaine a le plus souvent pris ses sujets ; mais nous nous bornons à indiquer les pages, afin de ne pas répéter inutilement les titres. — Un troisième alinéa mentionne, quand l’occasion s’en présente, certains recueils, imprimés ou manuscrits, où la fable a été reproduite, comme les Manuscrits de Conrart, le Recueil de poésies chrétiennes et diverses, le Recueil du P. Bouhours, etc. — Nous marquons, lorsqu’il y a lieu, dans un dernier paragraphe, la source première de la fable, et, quand ils sont remarquables par eux-mêmes ou dignes d’attention par le nom de’ leur auteur, les jugements sur le sujet même ou l’ensemble, et les allusions qui, ne se rapportant pas à un passage en particulier, à une idée, une expression, une tournure, mais à la fable entière, ne peuvent trouver place dans les notes partielles.
3. Un grand nombre d’éditions modernes, et des meilleures, ont un point d’exclamation après, vermisseau. Nous avons à peine besoin de dire que la phrase n’est point ainsi ponctuée dans les anciennes impressions. On rencontre pour la première fois ce point d’exclamation dans l’édition des Fables donnée par Didot l’aîné, en 1781, par ordre de Monseigneur le comte d’Artois, 2 vol. in-18.
4. La Fourmi implore la Cigale avec cette même modestie dans la fable latine de Neckam (Poésies inédites du moyen âge, par Édélestand du Méril, Paris, 1854, p. 199, vers 1 et 2) :
Formicam bruma narratur adisse Cicada,
Ut sibi frumenti paucula grana daret.
5. L’oût, l’août, la moisson. ” Es parties septentrionales, les bleds ne sont couppés qu’en aoust, duquel mois, à telle cause, la cueillette en porte le nom, de lui, en tels endroits, dite l’aoust. ” (O. de Serres, cité par M. Littré au mot Août.) — Voyez livre V, fable XI, vers 10.
6. Le principal, c’est-à-dire le capital, ou, comme l’on disait autrefois, le sort principal de la dette.
7. C’est-à-dire, il n’y a point de défaut qui soit plus contraire aux habitudes de la Fourmi, que la Fourmi ait moins que celui d’être prêteuse (et l’on ne peut nier qu’être prêteuse ne soit un défaut aux yeux de la prudence étroite et vulgaire, et même de l’économie bourgeoise, que représente ici la Fourmi). Ce tour équivaut à une véritable négation, à laquelle il se mêle ordinairement une légère nuance d’ironie. On l’a critiqué comme obscur, parce qu’il est peut-être moins usité qu’autrefois. Molière a dit de même dans l’École des maris (acte I, scène IV) :
Je coquette fort peu, c’est mon moindre talent.
8. « Ne vous desplaise » est un tour de Rabelais. Ces mots terminent le chapitre VI de son livre III (tome I, p. 388, édition le Duchat, Amsterdam, 1741).
9. Dans les éditions anciennes, selon l’orthographe ordinaire du temps : ” Et bien “, sans point d’exclamation.
10. Ce dernier trait, si bien aiguisé en épigramme, est déjà dans la première des fables ésopiques auxquelles nous avons renvoyé :”si tu jouais de la flûte dans la saison d’été, danse l’hiver. ” — Voltaire, qui en divers endroits de ses Oeuvres, cinq tout au moins, exprime le peu de goût qu’il a pour cette fable (ce n’est pas, il faut en convenir, une des plus élégantes de notre auteur), a fait des derniers vers deux critiques bien étranges. « Comment une fourmi, demande-t-il dans le Catalogue déjà cité (tome XIX, p. 129), peut-elle dire ce proverbe du peuple à une cigale? » et dans les Questions sur l’Encyclopédie (article Fable, édition de Londres 1771), il s’écrie, après avoir cité les deux vers: ” Comme si les fourmis dansaient ! ” Cette dernière exclamation, il est vrai, il l’a lui-même supprimée dès 1775, en reproduisant l’article Fable dans le Dictionnaire philosophique.
- Jean de La Fontaine – augmentée de variantes, de notices, de notes, d’un lexique des mots et locutions remarquables, deportraits, de fac-similé, etc. Par M. Henri Regnier. 1883.