La Cigale et la Fourmi par Alfred de Courcy.
Pauvre vieux Lafontaine, pourquoi avez-vous mis en tête de vos fables immortelles celle leçon d’égoïsme froid et railleur ? Pourquoi cette triste leçon, donnée partout à notre plus tendre enfance, est-elle le premier effort imposé à notre mémoire, immédiatement après la prière par laquelle nous appelons Dieu notre père et lui demandons le pain quotidien ?
Comment nos bonnes et charitables mères ont-elles pu nous la faire balbutier sur leurs genoux? J’en ai su tous les termes longtemps avant de les comprendre, et à mesure que ma jeune intelligence découvrait un sens sous ces rimes machinalement répétées, il me semblait que la fourmi avait le cœur bien sec, et que je ne voudrais pas l’imiter. D’ailleurs tout le reste des enseignements maternels démentait celui-là ; et quand, par un jour de bise, quelque chanteuse transie, quelque cigale plaintive venait crier famine à notre porte, on ne s’informait pas de ce qu’elle avait fait au temps chaud, on ne la repoussait pas par un cruel sarcasme, et ma mère m’envoyait aussitôt lui porter de quoi subsister jusqu’au lendemain, sinon jusqu’à la saison nouvelle.
Sans doute la cigale est dans son tort, et c’est par sa faute qu’elle se voit réduite à implorer le secours d’une voisine plus prévoyante. La paresse et la vanité l’ont perdue ; elle a jeté aux vents tous les trésors de sa folle jeunesse, sans nul souci des autres et de son propre avenir ; présomptueuse et légère, elle a bondi sur les blés, ne songeant qu’à jouir, à dominer la voix de ses rivales, à faire bruyamment sa partie dans le concert des stridentes églogues qu’échangent les insectes sous un chaud soleil. Elle n’a eu que des dédains pour le travail silencieux et patient de la fourmi, pour ce labeur opiniâtre qui a préparé le repos de l’arrière saison. Elle est justement punie, la fourmi est dans son droit strict, et jusqu’ici l’on ne peut qu’approuver la moralité de l’apologue. Mais les infortunes les plus méritées sont-elles indignes de commisération ? La malheur eu lui-même n’a-t-il pas quelque chose de respectable, et ne faut-il pas surtout tenir compte du repentir? Voyez comme la vaniteuse cigale se fait modeste, comme elle doit souffrir de son humiliation. La voilà obligée de ramper jusqu’à l’entrée de la fourmilière ; ses ailes sont engourdies par le froid et collées à ses maigres flancs ; sa voix naguère si éclatante est enrouée et presque éteinte ; a peine parvient-elle à faire entendre le cri de sa détresse. Elle a faim et contemple d’un œil d’envie ce grenier d’abondance ; elle avoue tous ses torts et supplie qu’on les lui pardonne. Et puis ce qu’elle demande est peu de chose ; quelques grains seulement pour subsister ! Et ce n’est pas un don qu’elle veut, mais un simple prêt et elle engage sa foi, seule caution que puisse offrir la pauvrette, qu’elle rendra exactement intérêt et principal. Certes il est cruel de ne pas accueillir une supplique ainsi formulée ; il est barbare de la repousser par une a mère et brutale ironie.
Prenez-garde d’ailleurs, suis-je tenté de dire à la fourmi, prenez-garde d’irriter et d’exaspérer la misère. Si votre cœur n’est pas compatissant, écoutez du moins vos intérêts. La faim est mauvaise conseillère, et il peut passer d’étranges idées par le cerveau d’une cigale à jeun. Ignorez-vous qu’à plusieurs époques la plaie des sauterelles a ravagé la terre? Votre société vous paraît merveilleusement organisée, Vous vous complaisez à admirer l’ordre parfait qui y règne ; vous vous souvenez que Salomon lui-même a vanté votre prudence, et a appelé plus sages que les sages « les fourmis, ce petit peuple qui fait sa provision pendant la moisson. » Aussi vous circulez en pleine sécurité dans les galeries de votre industrieuse cité, où ne pénètrent pas les bruits du dehors. Mais si vous m’en croyez, vous prêterez l’oreille à ces rumeurs, vous serez sages jusqu’au bout, vous écouterez ce que disent vos ennemis. Le plus dangereux n’est pas l’oiseau glouton qui pille un jour vos œufs et qui s’envole ; craignez plutôt la fourmi-lion, cette larve obscurément cachée au fond de son trou de sable, d’où elle vous tend d’incessantes embûches. Sachez qu’elle a pour vous une haine profonde, active, féconde en ressources, qu’elle a juré votre ruine, et ne néglige aucune occasion d’exciter contre vous toute la menue population des champs. Or, si la cigale repoussée de votre porte et gémissant de son abandon vient à être entendue de la malfaisante chenille, celle-ci l’appellera aussitôt de sa voix la plus caressante, non pas certes pour la secourir, elle regretterait de la voir moins malheureuse, mais pour la séduire et pour armer contre vous son désespoir.
De quel droit, lui dira-t-elle, cette avare fourmi vit-elle dans la richesse et les jouissances, et loi dans la misère et les privations? Elle est chaudement à couvert, quand tu restes exposée à toutes les intempéries; elle est repue et tu as faim. Pourquoi cette inégalité révoltante? La nature n’est-elle pas la même pour tous ? Est-ce que tu ne vaux par ces chétives bestioles que tu aurais pu écraser aux jours de ta force, lorsqu’un orage les avait dispersées ? Mais je m’en souviens, alors tu ne songeais qu’à chanter ! Te voilà plus faible, et les fourmis ont laborieusement réparé leurs brèches ; pourtant il faut leur parler haut et ferme, les effrayer, les harceler sans cesse, ne fût-ce que pour les empêcher de jouir en paix de leurs injustes privilèges. Que risques-tu? Rien, elles ne sont pas méchantes, et au pis-aller si elles t’emprisonnent, elles seront obligées de te nourrir. Garde-toi donc bien de prendre une attitude suppliante; au lieu d’implorer, exige; au lieu de solliciter un bienfait, réclame l’exercice d’un droit, du droit au bonheur, que lu liens de ta naissance. Tu demandais tout à l’heure un prêt à intérêt, pauvre innocente; tu ne connais donc pas ma théorie du crédit gratuit? Tu ne sais pas que tout intérêt est une odieuse usure, et que le mot même du capital souille la bouche? Demande hardiment non à emprunter, mais à partager, et si lu es assez forte, prends. Je le vois bien, un scrupule t’arrête, la crains de passer pour voleuse, tu voudrais respecter la propriété de la fourmi. Préjugé d’éducation dont les niais sont dupes depuis des siècles ! Sois un peu mon raisonnement. Apparemment la fourmi n’a pas créé les matériaux dont se compose sa maison et les biens qu’elle y entasse; elle a dérobé chaque fétu et chaque grain au fonds commun de la nature ; en se les appropriant, en les attribuant à son profit exclusif, c’est elle qui se rend coupable de vol, et tu comprends à merveille que la propriété n’est qu’un larcin. Donc, plus de vains scrupules, rassemble tes compagnes, malheureuses comme toi, et fondez toutes sur l’insolente fourmilière. Je ne puis pas me mêler au combat, mon tempérament s’y oppose, mais je vous bénirai, je vous encouragerai, tout en admirant d’ici la sublime horreur de la bataille.
Ainsi parlera l’envieuse chenille, et ses leçons germeront dans les cerveaux creux et les estomacs vides. Tenez-vous donc sur vos gardes, industrieuses fourmis, et sachez quels dangers menacent votre société. Sans doute elle ne périra pas, car Dieu l’a faite pour durer aussi longtemps que le monde. Quelles que soient les catastrophes qui la bouleversent, vous parvenez toujours, à force de peines et de travail, a la rétablir florissante sous ses éternelles lois. Aussi je suis sans inquiétude sur le résultat final, et quand bien même, dans un jour de folie et de vertige, il serait donné au troupeau des cigales de ravager un moment votre République, je sais bien qu’elles seraient les premières victimes de leurs excès, que le pillage ne leur profiterait pas, et que votre cité ne tarderait pas à se relever. Seulement vous auriez à déplorer d’affreux désastres, et bien des pertes douloureuses que je voudrais vous épargner. Veillez donc, retranchez-vous, soyez prêtes à vous défendre, mais surtout attachez-vous à diminuer le nombre de vos ennemis, à désarmer, s’il est possible, par vos bienfaits leur inimitié même. Vos intérêts vous y convient, en quelque chose de plus sacré que vos intérêts. Suivez les inspirations de votre Père céleste, le créateur des fourmis et des cigales. Avouez-le, vous avez négligé ses préceptes, vous vous êtes confiées dans votre industrie, et fières de votre prospérité laborieusement acquise, vous avez oublié le dispensateur suprême de tous les biens. Vous avez cru pouvoir vous passer de lui, et attachées à la terre vous avez cessé de lui adresser vos hommages ; il vous a semblé que votre société était votre propre ouvrage, qu’il n’était pas intervenu pour la former, qu’il n’était pas nécessaire pour la conserver. Vous avez eu trop souvent l’oreille fermée aux gémissements importuns, et pour tout dire avec l’historien qui a le mieux observé vos mœurs, votre moindre défaut a été de n’être pas prêteuses. En présence du péril, reconnaissez-en à la fois la cause et le remède. Aimez votre prochain comme vous-mêmes ; c’est là toute la loi, et votre salut est à ce prix. Vos droits sont placés sous la garantie de l’accomplissement de vos devoirs. Vos richesses, fruit du travail, sont incontestablement légitimes, et l’on ne saurait y attenter sans crime, mais encore faites-les pardonner, faites-les bénir par la manière dont vous les emploierez. Le roi Salomon, dont j’ai déjà cité un témoignage en votre faveur, aimait à vous proposer pour exemples. « Allez à la fourmi, ô paresseux, disait-il aux socialistes de son temps, considérez sa conduite, et devenez sages. » Ce conseil est plus que jamais de saison, mais à vous aussi l’on peut dire : « Allez à la cigale, ô sages, considérez sa détresse, et devenez miséricordieuses. » Plusieurs vous montrent généreusement la voie; des prodiges de dévouement sont accomplis tous les jours sous vos yeux par une charité que ne lasse pas l’ingratitude. Qu’une noble émulation s’empare de vous ! Répandez-vous dans la campagne, semez partout, avec des consolations et des bienfaits, le grain fécond du bon conseil ; détrompez, éclairez ces malheureux qu’on entraîne à consommer leur ruine par la vôtre. Vous verrez bientôt combien tous les sophismes de l’envie sont impuissants contre une parole de vérité, apporté par le cœur, au nom du Père commun qui est dans les deux.
Alfred de Courcy. (L’Ami de la Religion.) La Cigale et la Fourmi