Théodore de Banville
Poète et fabuliste XIXº – La Cigale et la Fourmi

— Certes, ma chère Sylvine, dit Thérèse de Carlus à son amie la comtesse de Farizy, nous autres femmes, nous avons non seulement le droit, mais aussi le devoir d’oublier sans cosse toutes sortes de choses, et si vous le voulez ainsi, je n’aurai aucune mémoire! Cependant, tandis que nous sommes seules et que les portes sont bien fermées, souvenez-vous-en, vous me l’avez dit vous-même, parlant à ma personne, vous n’avez pas toujours été cruelle comme une tigresse d’Hyrcanie, et vous avez très bien permis à un moment donné que le féroce dieu Amour vous caressât comme un oiseau fou, de son aile impatiente et frivole.
– – Oui, ma chère marquise, dit Sylvine, je vous l’ai dit et je ne m’en dédis pas; j’ai goûté au fruit amer de la Science, et j’en ai encore la lèvre toute parfumée.
— Eh bien ! alors, dit Thérèse, veuve, âgée de vingt-deux ans, jolie à faire oublier que vous êtes divinement belle, grande, svclte, gracieuse, chevelue à effacer les femmes qui n’ont d’autre mérite que leur chevelure, dites-moi, ma belle, que signifie la vie de recluse que vous menez, ou d’ermite se nourrissant de racines dans le creux des roches? 0 cœur de glace! que faites-vous des baisers que vous pourriez donner, et qui feraient pâlir la rougeur des roses et la blancheur des étoiles? Que faites-vous de vos serrements de main qui communiqueraient la flamme héroïque, et de vos caresses qui changeraient un homme en dieu, et de tous les trésors que vous laissez perdre?
— Je vais vous dire, Thérèse, fit Sylvine. Sachez d’abord que je suis très parcimonieuse, avare comme Harpagon et comme Shylock, ou, si vous l’aimez mieux, très économe, et appliquée à ne pas, dissiper mon bien. Donc tous ces menus suffrages dont vous parlez, et que vous voulez bien appeler des trésors, il est très vrai que je ne les dépense pas à tort et à travers. Je les mets de côté, j’en fais une épargne et un fonds de réserve, dont je ne me dessaisirai pas, jusqu’à ce que j’aie trouvé à l’employer dans un bon placement, avantageux et sans risques!
— Ah ! dit vivement la marquise de Carlus, ce placement, vous ne l’avez que trop trouvé et vous le savez bien. Ignorez-vous que le poète Lucien Idril vous aime à en perdre la raison et la folie? Enfin, le trouvez-vous laid, par hasard, et dites-moi franchement s’il vous déplaît?
— Procédons par ordre, dit la comtesse Sylvine. Je sais que je suis aimée de Lucien Idril, parce qu’il me l’a dit, et ensuite parce que j’ai pu le voir. Je ne le trouve nullement laid, car il est couleur de cuivre et ressemble à un prince indien, chasseur de tigres, dont la barbe aurait été dessinée au pinceau. Il est brave comme un lion et ne dit jamais de mots d’esprit ; il possède un certain génie et, ce qui vaut encore mieux, il n’est pas bête, pour un poète. Ses compositions lyriques sont exemptes de toute affectation sentimentale, et ses rimes sont amusantes comme ces pantins vénitiens au masque noir, costumés en arlequins avec rien du tout, avec un petit lambeau d’étoffe et de galon, avec un peu de paille tressée et avec un (Il de laine rouge croisé autour de leur poitrine en bosse. Non, assurément, Lucien Idril ne me déplaît pas, et comme Néoptolème, roi d’Épire, peut-être saurai-je accorder à un moment donné les soins de ma grandeur avec ceux de mon amour.
— Eh ! dit Thérèse, pourquoi pas tout de suite! Écoutez, Lucien sera là tout à l’heure; il vient sur mes pas. Au moment où il va partir pour de longs voyages, et cela parce que vous l’avez voulu, ne lui accorderez-vous pas quelque chose comme viatique, du moins la faveur de baiser avec une respectueuse émotion le bout de votre gant?

— Rien du tout, dit Sylvine. Je ne lui prêterai pas môme un vieux gant hors d’usage. D’ailleurs, quand il va venir, il trouvera porte close, visage de bois, et un valet de chambre impossible à corrompre. Il n’obtiendra rien et il partira sans m’avoir vue, parce que tel est notre bon plaisir.
— Ah! fit Thérèse, voilà vraiment ce qui n’a pas le sens commun! Lucien vient de faire un héritage de vingt mille francs, avec lesquels il aurait pu travailler, étudier, songer à se faire une position, apprendre un bon métier et même, à la rigueur, celui d’écrivain. Cependant, pour rien, pour le plaisir, vous l’envoyez au bout du monde, en d’interminables voyages où il peut mourir, où il dépensera certainement son dernier sou, et d’où il reviendra pauvre comme Job, sans coiffe et sans semelle!
— Mon amie, dit sérieusement Sylvine, Lucien ne mourra pas sans avoir achevé ses œuvres complètes, et vous remarquerez, s’il vous plaît, qu’il ne les a pas commencées. Qu’importe, je vous prie, s’il dépense tout son bien, comme un prodigue qu’il est, puisque pendant ce temps-là j’économise, moi qui suis avare? Ma chère, on ne lit et on ne relit jamais assez le grand Balzac. Il l’a dit et redit sans cesse sur tous les tons, l’Amour n’a, et ne peut avoir d’autre but que lui-même. Si Lucien me voyait une minute, il ne partirait pas ; et s’il restait ici, il ne deviendrait ni écrivain, ni poète, ni autre chose; il suivrait ma trace, il me regarderait de loin et de près, il se roulerait à mes pieds avec d’horribles larmes sincères, et au lieu de voir des cieux, des paysages, des mers qui gémissent et chantent, et des Egyptes mystérieuses, il m’offrirait pour vingt mille francs de bouquets de violettes, car il sait que j’aime les violettes. Il faut donc qu’il soit désireux de quitter un pays où je le repousse, où il lui est interdit de me voir; tandis qu’absent, il aura toujours près de lui mon ombre adorée et mon cher fantôme.
— Eh bien! dit Thérèse, j’ai été élevée avec Jeanne Idril, je l’aime avec une tendresse infinie, et Lucien est un frère pour moi. Je vous le déclare nettement, si vous le traitez avec une telle injuste et cruelle rigueur, je ne vous le pardonnerai jamais.
— A la bonne heure, lit la comtesse de Farizy, vous étiez une amie imprudente; mieux vaut une sage ennemie. N’en parlons plus.
C’est ainsi que Lucien Idril quitta Paris, en proie à. l’amère et fortifiante tristesse, mêlée d’un lointain espoir. Il s’en alla devant lui, sans regret, avide d’espace, car plus il s’égarait dans l’exil sans fin, plus il lui semblait qu’il se rapprochait en effet de la bien-aimée, dont il apercevait au bout du voyage la souriante et sereine figure. Il vit les fleuves sacrés, les hommes, les grandes fleurs, les pays pleins de Dieux; c’est au bord de l’Eurotas, où il y avait de l’eau à ce moment-là, qu’il célébra Léda et la sage Hélène ; c’est dans la brûlante Judée qu’il composa ses poèmes bibliques, et c’est dans un paradis d’Asie que, douloureusement inspiré, entendant vibrer à son oreille les caresses et les sanglots de la lyre, il écrivit une sorte de Cantique éperdu, plein de désirs, d’extase de fièvre amoureuse, et comme irradié paria blancheur des lys jaillissants dans leur gloire triomphale. De Venise, où il avait savouré les ravissements de couleur et de lumière, avant de commencer des courses nouvelles, il avait pu envoyer à Paris, à la marquise de Carlus, tout un ensemble de poèmes qui, à de courts intervalles, furent publiés dans la Revue, et par l’originalité de leur inspiration, à la fois tendre et spirituellement ironique, obtinrent d’emblée un prodigieux succès. Aussi, lorsque Lucien Idril revint à Paris, il était célèbre; mais ce qu’il y eut de plus inattendu pour lui, par surcroît il était riche, quoiqu’il eût dépensé dans ses voyages tout son mince avoir. En effet, charmé par la lecture d’un poème intitulé : La Louange des Bases, un horticulteur de Provins, que Lucien ne connaissait ni d’Eve ni d’Adam, lui avait laissé tout son bien, six mille francs de rente, c’est-à-dire de quoi réaliser les merveilles des Contes de Fées, et acheter le monde.
Le poète espérait voir dès ce premier jour la marquise de Carlus; mais à son grand regret il ne put la joindre, et il n’osa pas, sans sa toute-puissante protectrice, se présenter chez madame de Farizy. Mais en rentrant chez lui, parmi le tas de lettres qui lui furent remises, il trouva une invitation pour un bal donné le soir môme chez la duchesse de Claro. Aussitôt il eut non pas l’espoir, non pas le pressentiment, mais la certitude qu’il verrait à ce bal l’adorée Sylvine, non cruelle et indifférente comme elle l’avait toujours été pour lui, mais amie, souriante, heureuse, l’accueillant d’un air de joie, et par son premier regard le récompensant, et le consolant des douleurs subies, de la longue absence, des journées passées à emplir tristement ses prunelles de l’immensité des cieux. Par avance, il la contemplait, il se la rappelait, debout à côté de la marquise de Carlus, entourée de respect, d’admirations, d’hommages, attirant à elle toutes les haleines des fleurs et tous les frémissements de la lumière, mais n’ayant d’âme, de vie, d’expansion que pour lui, et d’une harmonieuse voix émue et tremblante lui disant avec un contentement nullement déguisé : Vous voilà!
— Vous voilà! Tels furent en effet les deux mots que prononça Sylvine, lorsque dans les salons de madame de Claro, Lucien Idril s’avança vers elle, brûlé et doré par le soleil indien, et n’ayant aucunement remarqué la curiosité qu’il excitait par sa double étrangeté de voyageur et de poète. Comme il se l’était figuré, comme il l’avait deviné avec la clairvoyance du rêve, à côté de la marquise de Carlus, en robe d’un rose pâle, sur laquelle frissonnaient des roses plus pâles encore, madame de Farizy, vêtue d’une robe de dentelles toute semée de violettes naturelles, semblait le génie du printemps nouveau, dont les tièdes brises, pleines de parfums, entraient à ce bal d’Avril, par les fenêtres ouvertes.
— Vous voilà! dit Sylvine, en tendant à Lucien Idril sa main de déesse. Ce que vous faisiez là-bas, je ne vous le demande pas, je le sais. Je les ai lus comme tout le monde, ces poèmes ivres d’amour, de jeunesse, de tristesse, de gaieté, qui, à force de tendresse et d’esprit, ont presque fait un scandale parisien, et peut-être n’étais-je pas la dernière à avoir le droit de les lire! Oui, tandis que gémissait la mer couleur d’aigue-marine, tandis que vous gravissiez les montagnes violettes, tandis que devant vous flambaient et fleurissaient dans les cieux des incendies et des moissons de roses, tandis que vous erriez parmi les blanches villes dentelées, au milieu des peuples pensifs, la féconde inspiration vous brûlait de ses feux divins, et autour de votre front tourbillonnaient les strophes éperdues, comme un double vol de rossignols et de cygnes. Oui, vos désirs, vos espoirs, votre aspiration vers la joie sans bornes, s’enchantaient dans le tournoiement des rimes sonores, et vous chantiez, peut-être pour une seule femme, qui vous devra d’être immortelle à travers les âges. Vous chantiez, j’en suis fort aise!
A ce moment l’orchestre commençait à jouer une tendre, voluptueuse et alanguissante valse de Chopin, qui déjà, dès ses premières mesures, jetait un trouble délicieux dans les sens et dans les âmes. Non seulement pour accorder à Lucien Idril la valse qu’il ne lui avait pas demandée, mais pour s’accorder elle-même, pour se donner tout entière, Sylvine, dont la chair rougissait et dont les seins palpitaient dans sa robe ouverte, se plaça, se laissa doucement tomber dans les bras de Lucien, et ses humides prunelles pleines de promesses, d’une voie gaie et tremblante d’amour, elle ajouta :
— Eh bien! dansez, maintenant !
- La Cigale et la Fourmi par La Fontaine :
La Cigale, ayant chanté
Tout l’été,
Se trouva fort dépourvue
Quand la bise fut venue :
Pas un seul petit morceau
De mouche ou de vermisseau.
Elle alla crier famine
Chez la Fourmi sa voisine,
La priant de lui prêter
Quelque grain pour subsister
Jusqu’à la saison nouvelle.
“Je vous paierai, lui dit-elle,
Avant l’Oût, foi d’animal,
Intérêt et principal. “
La Fourmi n’est pas prêteuse :
C’est là son moindre défaut.
Que faisiez-vous au temps chaud ?
Dit-elle à cette emprunteuse.
– Nuit et jour à tout venant
Je chantais, ne vous déplaise.
– Vous chantiez ? j’en suis fort aise.
Eh bien! dansez maintenant.