Vertu, talent, et réputation
Alloient faire ensemble un voyage.
Ils étoient bons amis, et l’étroit parentage
N’altéroit point leur union.
Quoique nous fassions même route,
Dit talent, il peut arriver
Qu’on s’égare. On le peut sans doute,
Dit vertu ; dans ce cas comment nous retrouver ?
Réputation dit : il faut donc que d’avance
Vous me donniez des signes assûrés,
Qui, si je vous perdois, me donnent connoissance,
À peu près pour le moins, des lieux où vous serez.
Soit, dit talent : partout où vous verrez
Du progrès dans les arts, du goût dans les ouvrages,
Proses ou vers marqués au bon coin,
Tableaux rians, sculpture enlevant les suffrages,
Cherchez-moi là ; je ne serai pas loin.
Moi, dit vertu, je serai moins facile
À retrouver, si l’on me perd.
Il ne faudra pas trop me chercher à la ville ;
Je serai bien plutôt cachée en un désert.
Mais cependant, où vous verrez paroître
Des riches bienfaisans par le pauvre attendris ;
Des amis empressés faisant gloire de l’être
Pour les amis que le sort a proscrits ;
De fidèles époux ; des juges équitables ;
Des ministres zélés ; des vainqueurs raisonnables,
Aimant le bien public et n’aimant que cela :
Demandez-moi moi ; je serai là :
Fort bien ; je ne puis m’y méprendre,
Répartit réputation :
À mon égard, il n’est qu’une précaution
Que je vous conseille de prendre.
Gardez-moi bien ; ayez attention
À ne me point perdre de vuë
Pour peu que vous m’eussiez perduë
Tous signes seroient superflus :
Qui me perd une fois, ne me retrouve plus.
- Antoine Houdar (ou Houdart) de la Motte- 1672 – 1731, La Vertu, le Talent et la Réputation.