Il était une vieille ayant deux Chambrières.
Elles filaient si bien que les soeurs filandières
Ne faisaient que brouiller au prix de celles-ci.
La Vieille n’avait point de plus pressant souci
Que de distribuer aux Servantes leur tâche.
Dès que Téthis chassait Phébus aux crins dorés,
Tourets entraient en jeu, fuseaux étaient tirés ;
Deçà, delà, vous en aurez ;
Point de cesse, point de relâche.
Dès que l’Aurore, dis-je, en son char remontait,
Un misérable Coq à point nommé chantait.
Aussitôt notre Vieille encor plus misérable
S’affublait d’un jupon crasseux et détestable,
Allumait une lampe, et courait droit au lit
Où de tout leur pouvoir, de tout leur appétit,
Dormaient les deux pauvres Servantes.
L’une entr’ouvrait un oeil, l’autre étendait un bras ;
Et toutes deux, très malcontentes,
Disaient entre leurs dents : Maudit Coq, tu mourras.
Comme elles l’avaient dit, la bête fut grippée.
Le réveille-matin eut la gorge coupée.
Ce meurtre n’amenda nullement leur marché.
Notre couple au contraire à peine était couché
Que la Vieille, craignant de laisser passer l’heure,
Courait comme un Lutin par toute sa demeure.
C’est ainsi que le plus souvent,
Quand on pense sortir d’une mauvaise affaire,
On s’enfonce encor plus avant :
Témoin ce Couple et son salaire.
La Vieille, au lieu du Coq, les fit tomber par là
De Charybde en Scylla.¹
Explication:¹
— On appelait autrefois Charybde et Scylla deux écueils placés, l’un sur la cote nord-est de la Sicile, l’autre sur la côte méridionale de l’Italie, dans le détroit de Messine. Le danger qu’offrait le passage entre ces deux écueils donna lieu au proverbe connu : tomber de Charybde en Scylla, et qui termine la fable de La Fontaine, que vous avez lue plus haut.
Selon la fable, Charybde était une femme sicilienne qui, ayant volé des bœufs à Hercule, fut foudroyée et changée par Jupiter en un gouffre affreux. Scylla, de son côté, était une nymphe de Sicile, que la magicienne Circé changea en un rocher qui avait la tète d’une femme, dont le buste s’élevait au-dessus des eaux, et dont les flancs étaient hérissés de chiens dévorants. Homère, qui a suivi la fable, a fait de ces écueils deux monstres effroyables, auxquels le prudent Ulysse n’échappa qu’avec beaucoup de peine.
“Charybde et Scylla” ((Théodore Lorin, 1852)
Commentaires de MNS Guillon – 1803.
Les êtres raisonnables, connue dans la fable de la Vieille et des deux Servantes , n’offrent pas assez de merveilleux, a dit M. de La Serre (Encycl. in-8°. art. Apologue). Ce seroit là un reproche commun à toutes les fables où il n’entre point d’animaux ; ils est sont véritablement les agens naturels, en quelque sorte nécessaires. La poésie se soutient par la fable, et vit de fictions.
(1) Il étoit une Vieille. Ce début ordinaire aux contes du temps passé, et si agréablement parodié dans les vaudevilles modernes , s’adapte très-bien avec le caractère des personnages : c’est là en quelque sorte un style de costume.
(2) Les sœurs filandières. Les Parques occupées, selon les poètes,à filer 1a vie des hommes. Catulle les représente sous la figure de trois femmes accablées de vieillesse, les membres tremblans, le visage ridé, le regard sévère. On les voit sous des formes toutes contraires sur plus d’un monument : ce sont de belles vierges, au nombre de deux, et plus souvent de trois, comme elles sont autour du lit funèbre de Méléagre. On lit cette expression filandière dans les anciens auteurs. ( Voyez Décameron, IIIè. Journ. p. 31.)
(3) Dès que Thétis chassoit, etc. Thétis, déesse de la mer, la mer elle-même, d’où les poètes supposent que le soleil, ou Phébus, se lève tous les matins. Ce sont les mêmes images qu’a empruntées madame Deshoulières, dans cette description du cou cher du Soleil : elle le voit fournir sa brillante carrière :
Jusqu’en ces climats,
Où sans doute las
D’éclairer le monde, .
Il va chez Thétis
Rallumer dans l’Onde,
Ses feux amortis….Lire la suite…
Analyses des fables de La Fontaine par A. de Closset – 1867
La vieille et les deux servantes – Ésope, 79.
Voici une Fable où La Fontaine retrouve ses pinceaux et sa poésie, ce mélange de tours et cette variété de style qui lui est propre. La peinture du travail des servantes, celle de l’instant de leur réveil, sont parfaites. (ch.)
V. 6.. Dis que Thétis chassoit Phébus aux crins dorés.
» La belle chevelure d’Apollon ne doit pas s’appeler crins ni crinière, et crins dorés est dur pour une image gracieuse. » (M. Clément) Si toutefois, ajouterons-nous, dans un sujet de la nature de celui-ci, La Fontaine n’a pas eu ses raisons pour emprunter, de préférence, ses images mythologiques à Scarron, qui rend par cette périphrase l’épithète de crinitus que Virgile donne an dieu du jour. C’est encore une suite du ton qu’il a pris dès son début, où il caractérise les trois filles de la Nuit, les Parques, sous le titre de sœurs. Filandières.
V. 10. Dès que l’Aurore, dis-je, en son char remontait…Lire la suite…