Dans les vallons de la Bretagne
Existait un manoir fort redouté jadis
Par les bonnes gens du pays.
Son ombre s’étendait au loin sur la campagne.
— A sa place aujourd’hui reluit l’herbe d’un champ.
— Mais alors une vieille au teint blême, à l’œil cave,
Toujours toussant, toujours crachant,
Un décombres de femme affaissé dans sa bave
Et qui, parfois encor, du fond de son fauteuil,
— Comme ses fiers aïeux grouillant dans le cercueil —
S’agitait, se crispait de rage et d’épouvante
Au bord de la tombe béante ;
Telle était au déclin de l’antique castel
La noble et haute châtelaine.
De la petite Jeanne elle était la marraine.
Aussi combien de pleurs ce cœur sec et cruel
Fit-il couler des yeux de la pauvre filleule.
— Le chat miaulait-il, la mutine épagneule
Japait-elle en mettant tout sens dessus dessous :
Sur l’innocente enfant vite pleuvaient les coups,
Puis, on la menaçait et du diable et des loups !
— Or, Jeanne grandissait ; Paul la trouvait gentille,
Et l’amour dilatait ce cœur de jeune fille.
Mais de naissants attraits sont pour un front plissé
Sous le bandeau des ans un insultant spectacle.
A leur tendre union la vieille mit obstacle,
Jusqu’au jour où la mort de son souffle glacé
Eteignit dans ce corps consumé par l’envie
Le dernier tison de la vie.
— Le château s’abîma par un beau jour d’été
Dans son linceul de vétusté.
Le fer du laboureur y creusa son ornière,
Et l’on ensemença bientôt sur sa poussière.
Et Jeanne, libre enfin de choisir son époux,
Lui donna son corps et son âme,
Et depuis, devenue une robuste femme,
On l’a vue allaiter, d’un air joyeux et doux,
A ses abondantes mamelles,
De frais et beaux jumeaux les lèvres fraternelles,
Et leur faire un berceau de ses moelleux genoux !…
L’horrible vieille à l’agonie
Représente la royauté,
Et l’enfant, la démocratie
En germe de fécondité.
“La Vieille et l’Enfant”, Joseph Déjacque.