Joseph-Antoine-Joachim Cerutti
Journaliste, poète et fabuliste XVIIIº – L’Abeille et le Serpent
L’abeille et le serpent hideux
Aiment les fleurs et la verdure,
Et de la sève la plus pure
Ils se nourrissent tous les deux,
Mais opposés par leur génie,
Vivant sur les mêmes gazons,
L’une les change en ambroisie,
Et l’autre les change en poisons.
De la plante la plus amère
L’abeille sait tirer du miel ;
Dans l’herbe lapin salutaire
Le serpent puise un suc mortel.
En quelque lien qu’il se repose,
On voit le feuillage mourir :
Elle vole de rose en rose,
De lis en lis, sans les flétrir.
Elle boit les pleurs de l’Aurore,
Sans en ternir la pureté :
L’onde pâlit, se décolore,
Quand le reptile en a goûté.
Dans son palais géométrique,
L’abeille vit pour l’univers :
Proscrit par la haine publique,
Le serpent règne aux lieux déserts,
De sa caverne insidieuse
Il menace tous les vivants :
Dans sa cellule studieuse
Elle est l’exemple des savants.
Utile au pauvre, l’une entasse
Tous ses trésors dans les hameaux ;
Et, sacrilège avec audace,
L’autre dépouille les tombeaux.
Entendez l’essaim qui murmure,
C’est la voix d’un peuple innocent :
Du serpent la famille obscure
Siffle, et c’est le cri du méchant.
La douce abeille qu’on irrite,
Punit d’ingrats persécuteurs :
L’affreux serpent qu’on ressuscite,
Assassine ses bienfaiteurs.
A-t-elle vengé son injure ?
L’abeille est sans dard et sans fiel :
Pour chaque nouvelle morsure
Le serpent garde un trait mortel.
Ô sage qui prêtez l’oreille
A ce contraste si frappant,
Gardez-vous d’irriter l’abeille,
Ou de caresser le serpent.
L’Abeille et le Serpent
Joseph-Antoine-Joachim Cerutti, 1738 – 1792