Il n’est pas d’épargnes légères :
Les gouttes d’eau font les ruisseaux,
Ceux-ci font les grandes rivières;
Les grains de blé font les monceaux.
Une abeille ignorant ces notions premières,
Ou plutôt négligeant de les mettre à profit,
Contre l’usage de sa race,
Prenait le temps ainsi qu’il passe,
Ne se tourmentant pas l’esprit
Pour remplir de miel sa cellule.
— C’est, disait-elle, ridicule
Que, ne trouvant dans chaque fleur
Qu’un seul atome de liqueur
Ou qu’un atome de fécule,
On prétende que nous pensions
A faire des provisions.
Mille zéros que l’on ajoute
Combien font-ils? zéro, sans doute;
Voilà l’exacte vérité. —
Pour prévenir toute réplique,
Elle employait avec fierté
Cette forme mathématique.
— Pourquoi d’ailleurs penser au lendemain? —
Ajoutait-elle; — un vieil adage
Qui me paraît être fort sage,
Ne donne-t-il pas pour certain
Que chaque jour apporte et sa peine et son pain ?
Au lieu de conserver un miel qui devient rance,
Il est préférable, je pense.
De le manger tout frais: puis c’est un moyen sûr
De le mettre à l’abri du frelon parasite.
— L’abeille, cela dit, incessamment visite
La fleur ouverte et le fruit mûr,
En suce le nectar. Puis elle fait la belle,
Montre sa taille fine et sa transparente aile,
Parcourt la plaine et le vallon,
Folâtre avec le papillon
Tant que la belle saison dure.
Après l’été l’hiver jaloux
Règne à son tour sur la nature.
Adieu les fleurs, les fruits; adieu le miel si doux ,
Les plaisirs dont l’abeille était si fort avide.
Pour éviter du temps la croissante rigueur.
Il lui faut retourner dans sa demeure vide,
Mourant de froid, de faim; heureuse, en son malheur,
Si sa trompe maigre et livide
Peut recueillir quelque liqueur
D’un alvéole supérieur.
“L’Abeille imprévoyante”