La vie des ouvrages de Jean de La Fontaine
Histoire chronologique de la vie et des œuvres de La Fontaine:
1654 – 1658 – 1659 – 1660 – 1661 – 1663 – 1664 – 1665 – 1667 – 1669 – 1671 – 1673 – 1674 – 1680 – 1681 – 1682 – 1684 – 1685 – 1686 – 1687 – 1688 – 1689 – 1691 – 1692 – 1693
1684. —Le 2 mai 1684, est la réception de notre poète à l’Académie françoise. Cette réception avoit été longtemps traversée. M. Rose, qui ne l’aimoit point, jeta, un jour, sur le bureau de l’Académie, le tome le plus licencieux de ses Contes, pour empêcher son élection. Enfin il surmonta tous ces obstacles, et succéda à M. Colbert. Son Remerciement a été donné au public. M. l’abbé de La Chambre, alors directeur, lui dit, dans sa réponse, que l’Académie reconnoissoit en lui un génie aisé, facile, plein de délicatesse et de naïveté, quelque chose d’original, et qui, dans sa simplicité apparente, et sous un air négligé, renferme de grands trésors et de grandes beautés…. Bayle a rapporté ce discours entier de M. de La Chambre dans ses Nouvelles de la République des lettres (janvier 1685), et y fait des réflexions dignes de lui. 11 y eut quelques contestations entre La Fontaine et Despréaux sur cette place de l’Académie. Cette compagnie célèbre ne vouloit non plus du satirique qui avoit offensé quelques-uns de ses membres, que du conteur qui avoit offensé les mœurs; mais tout cela s’accommoda. La mort de M. de Bezons, conseiller d’État, arrivée le 22 mars 1684, décida le différend. La Fontaine passa le premier et eut la place de M. Colbert; Despréaux ne fut que le second, et succéda à M. de Bezons, le 3 juillet 1684. Le Commentateur de Despréaux, fait sur cela une histoire peu croyable, car il y môle des faits: qui ne se peuvent concilier avec la prise de Luxembourg dont il parle.
Le procès de l’abbé Furetière contre l’Académie, au sujet de son Dictionnaire, étoit alors. dans sa plus grande chaleur. Le nouvel académicien prit, comme de raison, le parti du corps où il venoit d’entrer. Furetière, qui avoit été son ami, ne l’épargna point dans ses Factums, jusque-là qu’il fit imprimer la sentence de police, du 5 avril 1675, qui avoit ordonné la suppression de ses derniers Contes* (les premiers avoient été imprimés deux fois avec privilège). Il en fît un portrait très-satirique, le voulant faire passer pour un Arétin mitigé et un ignorant qui n’avoit jamais lu que Rabelais, Marot et l’Arioste. La Fontaine lui répondit par une épigramme et un sonnet*. Mais rien ne lui fait plus d’honneur, sur cette querelle, que les lettres de M. de Bussy et de Mme de Sévigné, qui font de son esprit et de ses ouvrages une magnifique apologie contre ce qu’ils appellent le vilain Factum. Furetière perdit son procès par arrêt du Conseil du 9 mars 1685. Le lecteur nous sera obligé de ne point chercher ailleurs cette justification, et de lui donner au moins quelque morceau de la lettre merveilleuse de Mme de Sévigné, que nous savons bien qui nuira à notre style ; mais nous sacrifions volontiers notre gloire au plaisir de ceux pour qui nous travaillons; voici donc comme elle parle, dans la lettre du 14 mai 1686, contre Furetière et pour La Fontaine : ceci s’adresse à bien des gens, et le prendra pour soi qui voudra.
Extrait d’une lettre de Mme de Sévigné à M. De Bussy¹.
« Tous vos plaisirs, vos amusements, vos tromperies, vos lettres et vos vers m’ont donné une véritable joie, et surtout ce que vous écrivez pour défendre Benserade et La Fontaine contre ce vilain Factum. Je trouve que l’auteur fait voir clairement qu’il n’est ni du monde ni de la cour, et que son goût est d’une pédanterie qu’on ne peut pas même espérer de corriger. II y a de certaines choses qu’on n’entend jamais, quand on ne les entend pas d’abord. On ne fait point entrer certains esprits durs et farouches dans le charme et la facilité des Fables de La Fontaine. Cette porte leur est fermée et la mienne aussi : ils sont indignes de jamais comprendre ces sortes de beautés, et sont condamnés au malheur de les improuver et d’être improuvés aussi des gens d’esprit. Nous avons trouvé beaucoup de ces pédants. Mon premier mouvement est toujours de me mettre en colère, et puis de tâcher de les instruire, mais j’ai trouvé la chose absolument impossible ; c’est un bâtiment qu’il faudroit reprendre par le pied : il y auroit trop d’affaire à le réparer; et enfin nous trouvions qu’il n’y avoit qu’à prier Dieu pour eux, car nulle puissance humaine n’est capable de les éclairer…. Je ne m’en dédis point, il n’y a qu’à prier Dieu pour un tel homme et qu’à souhaiter de n’avoir , point de commerce avec lui…. » Dans la lettre à qui celle-ci sert de réponse, et qui avoit été écrite à Furetière lui-même, M. de Bussy dit : « Pour M. de La Fontaine, c’est le plus agréable faiseur de contes qu’il y ait jamais eu en France. Il est vrai qu’il en a fait quelques-uns où il y a des endroits un peu trop gaillards, et, quelque bon enveloppeur qu’il soit, j’avoue que ces endroits-là sont trop marqués…. La plupart de ces prologues , qui sont des ouvrages de son cru, sont des chefs-d’œuvre de l’art, et pour cela, aussi bien que pour ses Fables et pour ses Contes, les siècles suivants le regarderont comme un original, qui, à la naïveté de Marot, ajoint mille fois plus de politesse. »
Le Commentateur de Despréaux dit que Despréaux condamnoit vivement la foiblesse que La Fontaine avoit eue de donner sa voix pour exclure de l’Académie françoise l’abbé Furetière, son confrère et son ancien ami. Mais, s’il n’avoit pas été son confrère, il n’eût pu donner de voix ni pour ni contre lui. A l’égard de l’amitié, elle ne fait et ne doit rien faire dans les jugements, à moins que ce ne soit de ces juges de la création de Montaigne, qui disoient question pour l’ami. Il n’y a donc point d’apparence que Despréaux, qui sans doute fut aussi du même avis de l’exclusion, ait condamné La Fontaine, et tout cela n’est même que pour mettre dans les notes le petit conte de la Boule noire donnée pour la Boule blanche, qui n’a pas le moindre fondement. C’est dans cette même note où le Commentateur dit que La Fontaine n’avoit pour tout mérite que le talent de faire des vers , et que ce talent si rare n’est pas celui qui fournit le plus de qualités pour la société civile. Nous y avons déjà répondu par la bouche de M. de Turenne, et bientôt nous y joindrons les Condé , les Conti, les Vendôme, les Harlay et tous les plus grands personnages avec qui il vivoit familièrement.
La preuve nous en vient sous la main, sans rien changer à notre ordre. Il adressa, en ce même temps (1685), à M. le prince de Conti, la Comparaison d’Alexandre, Je César et de M. le Prince, qui vivoit alors dans sa retraite de Chantilly : cet ouvrage est en prose. On y trouve plusieurs faits racontés et comparés, à sa façon singulière, et ce n’étoit pas une petite entreprise de traiter une matière si haute , qui devoit passer par les mains des plus grands héros, qui étoient en même temps les plus grands connoisseurs : cela n’a été donné au public qu’après sa mort, et justifie le commerce qu’il avoit avec ces princes, qui vouloient bien l’honorer de leur amitié.
Il étoit aussi en liaison avec des seigneurs célèbres par leur esprit et leur délicatesse. Tel est le comte de Fiesque, qui l’appeloit son poète, et dont le goût exquis pour tout ce qui étoit excellent, simple et naturel, a été si connu. Ce seigneur savoit tous les bons poètes latins et françois par cœur. Il les citoit à propos, et môme dans des matières de galanterie. 11 a donné les inscriptions tirées de Virgile, qui sont à Chantilly. Il avoit l’âme aussi grande que l’esprit. 11 n’y a guère eu d’homme ni plus aimable, ni plus aimé ; et ceux qui en ont parlé autrement dans des commentaires de poète, où ils Font voulu designer par des lettres initiales, ont .été très-mal instruits, et ont fait voir, comme dit Mme de Sévigné, qu’ils ne sont du monde ni de la cour. C’est pour lui que notre poète a fait la pièce intitulée : le Comte de Fiesque au Roi. Elle est de Tannée 1584. Après le bombardement de Gènes, le comte de Fiesque avoit donné au roi un mémoire de ses prétentions sur cette république, imprimé à Paris, chez Guignard, in-4, en 1681, et il céda depuis ses droits au roi. C’est la matière de cette pièce de La Fontaine.
L opéra d Amasis fut représenté cette même année 1684. Lully et La Fontaine s’étoient raccommodés. Le poète fit pour le musicien une pièce de vers au roi en lui présentant cet opéra, et il en fit autant pour l’opéra de Roland, qui fut -représenté en 1685. Ces deux pièces sont imprimées à la tête des partitions en musique de ces deux opéras, et il vérifia bien ce qu’il avoit dit dans l’épître à Mme de Thianges :
Il est homme de cour, je suis homme de vers : Jouons-nous tous deux de paroles.
1. Dans le troisième Factum (Amst , Desbordes, l688, in-12, p. 87), et dans le Nouveau Recueil de factums (Amst., Desbordes, p. 143 du premier volume).
2. C’est dans son second Factum que Furetière fait ce portrait hideux de la Fontaine. C’est là qu’il dit, p. 291 du Xoureau Recueil déjà cité : « Il se vante d’un malheureux talent qui le fait valoir. Il prétend qu’il est original en l’art d’envelopper des saletés, et de confire un poison fatal aux âmes innocentes : de sorte qu’on lui pourroit donner à bon droit le titre d’Arétin mitigé. » Et plus loin, p. 293 : « Comme la force de son génie ne s’étend que sur les saletés et sur les ordures sur lesquelles il a médité toute sa vie, il a le malheur de voir que les plus sages de l’Académie s’opposent à recevoir tous les mots de sa connoissance : ce qui fait que toute sa prétendue capacité lui devient inutile. Celte capacité va de pair avec celle du jeune abbé Talleyrant et de Benserade; et si on les mettoit en parallèle, elles feroient une belle symétrie. Elle est telle qu’après avoir exercé trente ans la charge de maître particulier des eaux et forêts, il avoue qu’il a appris dans le Dictionnaire universel ce que c’est que du bois en grume, qu’un bois marmanteau, qu’un bois de louche, el plusieurs autres termes de son métier, qu’il n’a jamais sus. Toute sa littérature consiste en la lecture de Rabelais, de Pétrone , de l’Arioste, de Boccace et de quelques auteurs semblables. »
3. L’épigramme est rapportée dans les Œuvres diverses, édit. de 1758, tome I, p. 118 (édit. de Walckenaer, tome VI, p. 281); mais comme on n’y a pas joint celle de Furetière qui lui sert de réponse, on sera bien aise de trouver ici l’une et l’autre.
Toi, qui crois tout savoir, merveilleux Furetière,
Qui décides toujours, et sur toute matière;
Quand, de tes chicanes outré,
Guilleragues t’eut rencontré,
Et, frappant sur ton dos comme sur une enclume.
Eut à coups de bâton secoué ton manteau,
Le bâton, dis-le-nous, étoit-ce bois de grume,
Ou bien du bois de marmanteau?
RÉPONSE.**
Dangereux inventeur de cent vilaines fables,
Sachez que, pour livrer de médisants assauts,
Si vous ne voulez pas que le coup porte à faux,
Il doit Être fondé sur des faits véritables.
1. La lettre de Mme de Sévigné fait partie de celle du comte de Bussy-Rabutin à M.de C., du 8 mai 1686, tome II, lettre XXXI, p.68 des Lettres de Bussy-Rabutin, édit. de 1697.
** Çà, disons-nous tous deux nos vérités :
Il est du bois de plus d’une manière;
Je n’ai jamais senti celui que vous citez ;
Notre ressemblance est entière,
Car vous ne sentez pas celui que vous portez.
Le sonnet, assez mauvais, a paru pour la première fois dans les Œuvres posthumes de La Fontaine. Paris, Deluyne, 1696, in-12, p. 227. (Voy. tome VI, p. 250 de l’édit. Walckenaer.)
“L’Académie française et La Fontaine”