Un âne portait du fumier ;
Je l’eusse de grand cœur laissé passer premier.
Ainsi faisait la foule; on fuyait sa présence.
L’âne s’imagina que c’était déférence :
Ces gens sont bien appris, se disait-il tout bas ;
Ils savent ce qu’on doit à la dignité d’âne
Et s’empressent bien vite à nous céder le pas.
Et là-dessus le grison se carrait
Comme un derviche en face d’un profane.
Le lendemain il reparaît,
Portant des fleurs dans des vases de terre :
Guirlandes de jasmins et pavots enflammés,
Et renoncules d’or et lilas embaumés,
Bref, un véritable parterre.
Ce spectacle arrêta tous les passants charmés ;
On s’approche, on le suit, près de l’âne on se presse ;
Alors, l’oreille en l’air, celui-ci tout joyeux ;
Quels hommes de bon goût! Allons, de mieux en mieux !
Hier c’était respect, aujourd’hui c’est tendresse.
Oui, venez, venez tous, admirer et flairer.
Vous méritiez si bien l’honneur incomparable
Dont ma présence inestimable
A bien voulu vous honorer !
Les fats ont cela d’admirable
Qu’on les honnit sans qu’ils en sachent rien ;
Le mal, ils le tournent en bien.
“L’Ane et les Passants”
- Jacques-Melchior Villefranche – 1829 – 1904