L’usage seulement fait la possession.
Je demande à ces gens de qui la passion
Est d’entasser toujours, mettre somme sur somme,
Quel avantage ils ont que n’ait pas un autre homme.
Diogène là-bas est aussi riche qu’eux,
Et l’avare ici-haut comme lui vit en gueux.
L’homme au trésor caché qu’Ésope nous propose,
Servira d’exemple à la chose.
Ce malheureux attendait
Pour jouir de son bien une seconde vie ;
Ne possédait pas l’or, mais l’or le possédait.
Il avait dans la terre une somme enfouie,
Son coeur avec, n’ayant autre déduit
Que d’y ruminer jour et nuit,
Et rendre sa chevance à lui-même sacrée.
Qu’il allât ou qu’il vînt, qu’il bût ou qu’il mangeât,
On l’eût pris de bien court, à moins qu’il ne songeât
A l’endroit où gisait cette somme enterrée.
Il y fit tant de tours qu’un Fossoyeur le vit,
Se douta du dépôt, l’enleva sans rien dire.
Notre Avare un beau jour ne trouva que le nid.
Voilà mon homme aux pleurs ; il gémit, il soupire.
Il se tourmente, il se déchire.
Un passant lui demande à quel sujet ses cris.
C’est mon trésor que l’on m’a pris.
– Votre trésor ? où pris ? – Tout joignant cette pierre.
– Eh ! sommes-nous en temps de guerre,
Pour l’apporter si loin ? N’eussiez-vous pas mieux fait
De le laisser chez vous en votre cabinet,
Que de le changer de demeure ?
Vous auriez pu sans peine y puiser à toute heure.
– A toute heure ? bons Dieux ! ne tient-il qu’à cela ?
L’argent vient-il comme il s’en va ?
Je n’y touchais jamais. – Dites-moi donc, de grâce,
Reprit l’autre, pourquoi vous vous affligez tant,
Puisque vous ne touchiez jamais à cet argent :
Mettez une pierre à la place,
Elle vous vaudra tout autant.
Autres analyses:
- Étude et morale : L’Avare qui a perdu son trésor, P. Louis Solvet
- L’Avare qui a perdu son trésor, analysée par Clodomir Rouzé:
Analyses de Chamfort – 1796.
(L’Avare qui a perdu son trésor)
Cette petite pièce n’est point une fable ; c’est une aventure très-bien contée, dont La Fontaine tire une moralité contre les avares. Le trait qui la termine, joint au piquant d’un saillie épigrammatique l’avantage de porter la conviction dans les esprits.
V. 13. Son cœur avec…..n’est ni harmonieux ni élégant ; mais est d’une vivacité et d’une précision qui plaisent.
Commentaires de MNS Guillon – 1803.
Un des défauts contre lesquels nos poètes se soient le plus exercés, c’est l’avarice. Il est si bas ! il rend si malheureux ! et pourtant il est si commun ! L’Avare de Molière est un de ses chefs-d’œuvre.
Boileau a flétri ce vice honteux dans plusieurs de ses satyres (Voyez les Satyres IV et X). Mais nous pouvons appliquer à ces mêmes sujets traités par notre poète, quoique d’une manière différente, ce que Molière a dit de lui : Tous ces beaux esprits n’ont pas effacé le Bonhomme.
(1) Est d’entasser toujours, mettre somme sur somme. Il fallait : de mettre somme sur somme.
(2) Quel avantage ils ont? Phèdre, dans sa fable du Renard et du Dragon, contre les avares :
Quem fructum capis hoc ex labore
Quodve tantum est praemium?
(3) Diogène là-bas …. et l’Avare ici haut. Cette opposition de lieux suppose Diogène dans un autre monde où il aurait encore son tonneau pour maison , et pas une tasse de bois pour puiser de l’eau : et alors elle manquerait de justesse ; la distance ne doit être que dans les mœurs.
Diogène, chef d’une secte de philosophes , qui se nommoient les Cyniques, se faisait gloire de vivre pauvre, errant, sans patrie, sans asyle. ( Voyez les Voyages d’Anacharsis, T. II p. -137.) Un joli bas-relief de la ville Albani, et le bel ouvrage du Pujet à Versailles, le représentent couché dans son tonneau, presque nue, hors des murs de Corinthe, s’entretenant avec Alexandre, roi de Macédoine. (Voyez Winkelm., Monan inédit. n°. 174, et His.) de l’Arty T. III. pl . 22. )
(4) Déduit ….. chevance. Ces deux mots sont sortis du langage ordinaire. Le premier signifie plaisir. Eust. Deschamps :
Armes, amours, desduit, joye et plaisance.
(Poésies manuscrites , fol.149.col. 4 .)
Chevance, le bien qu’on a. J. B. Rousseau:
Grosse chevance oncques ne m’a tenté.
(Liv. II. Épîtres. )
On lisoit dans les complaintes de Jean Régnier :
Telle n’a voit vaillant une prune ,
Qui a de chevance plein puys.
Jean de Meun disoit chevissance :
Dieu a donné aux miens honneur et chevissance.
( Roman de la Rose. )
Puis on a dit : chéance ou chéance, pour chance, fortune. Enfin on l’a banni, lui et toute sa famille.
(5) On l’eût-pris de bien court : c’est-à-dire, de bien peu de moments.
(6) Voila mon homme aux pleurs ; il faudrait : en pleurs.
(7) Vous auriez pu sans peine y puiser à toute heure. Traduit plutôt qu’imité de Phèdre, dans la fable citée plus haut.
(8) Mettez une pierre à la place,
Elle vous vaudra tout autant. Dans le Gymbalum mundi: « Je m’en voys mettre des os et des pierres au lieu du trésor que Pygargus l’usurier a caché en son champ ». (Dial. IV. p. 140.)
— M. Lessing ajoute à la réponse de l’avare ces mots : «Je n’en serai pas plus pauvre ; mais un autre n’en sera pas plus riche ». Ce n’est pas là le caractère de l’avare , mais bien celui de l’envieux ; ce qui devient étranger au sujet.
Morales des fables de La Fontaine, P. L. Solvet, 1812
XX. L’Avare qui a perdu son trésor. Esope, F. 159.
Cette petite pièce n’est point une Fable, c’est une aventure très-bien contée, dont La Fontaine tire une moralité contre les avares. Le trait qui la termine joint au piquant d’une saillie epigramma tique, l’avantage de porter la conviction dans l’esprit. (Ch.)
V.1. L’usagé seulement fait la possession.
L’usage fait le prix des grandeurs et de l’or.
(Delillle, Ep. sur les ressources, etc.)
V. 6. Et l’arare ici-bas comme lui vit en gueux.
Et congesto pauper in auro est. (Senec. Here. Fur.)
Magnas inter opes inops…..(Horace.)…Lire la suite…
Analyse des fables de La Fontaine, Louis Moland, 1872
Fable XX. L’Avare qui a perdu son trésor. Æsop., 59, 188. — Louys Guichardin, traduit par Belleforest, les Heures de récréation, 1605, in-18.
Lessing a donné une dernière réplique de l’avare. Voici sa fable :
« Malheureux que je suis, disait en se lamentant un avare à son voisin. On m’a dérobé, cette nuit, un trésor que j’avais enfoui dans mon jardin, et l’on a mis à la place une maudite pierre. — Tu n’aurais fait, répondit le voisin, de ton trésor aucun usage. Figure-toi donc que la pierre est ton trésor, et tu n’es en rien plus pauvre.
« — Lors même que je n’en serais pas plus pauvre, reprit l’avare, un autre n’en profite-t-il pas d’autant? Un autre en profiter! J’enrage! »
Cette réplique est moins du caractère de l’avare que du caractère de l’envieux.