Pañchatantra ou fables de Bidpai
5e. Livre – XIII. — Le Brâhmane et le Rakchasa*
Il y avait dans une forêt un râkchasa nommé Tchandakarman . Un jour qu’il courait çà et là, il rencontra un brahmane. Puis il monta sur son épaule, et dit : Hé ! avance ! Le brahmane, le cœur tremblant de crainte, se mit en route et l’emporta. Mais quand il vit ses pieds qui étaient aussi beaux que l’intérieur d’un lotus, il lui demanda : Hé ! comment as-tu des pieds si doux ? Le râkchasa répondit : Jamais je ne lève les pieds et ne touche avec eux la terre. C’est un vœu que j’ai fait. Après avoir entendu cela, le brahmane, pensant à un moyen de se délivrer, arriva à un grand étang. Alors le râkchasa dit : Hé ! jusqu’à ce que je me sois baigné, que j’aie adoré les dieux et que je sorte de l’étang, tu ne t’éloigneras pas de ce lieu et tu n’iras nulle part. Quand cela fut fait, le brahmane pensa : Sûrement, dès qu’il aura rendu hommage aux dieux, il me dévorera. Aussi je m’en vais bien vite, car, comme il ne lève pas les pieds, il ne pourra pas me poursuivre. Le brahmane fit ainsi. Le râkchasa, dans la crainte de rompre son vœu, ne le poursuivit pas. Voilà pourquoi je dis :
Un homme sage doit toujours questionner : quoique pris par un râkchasa, un brahmane dut autrefois sa délivrance à une question.
Lorsque le roi eut entendu les paroles du serviteur, il fit appeler des brahmanes, et dit : Hé, brahmanes ! il m’est né une fille avec trois mamelles. Y a-t-il quelque chose à faire à son égard, ou non ? — Majesté, dirent ceux-ci, écoutez :
Une fille qui a un membre de moins ou un membre de trop, ici-bas, cause la perte de son mari et la perdition de son propre caractère.
Mais une fille avec trois mamelles qui se montre aux yeux cause promptement la perle de son père ; il n’y a pas de doute à cela.
Que Sa Majesté évite donc de la voir. Si quelqu’un veut l’épouser, il faut la lui donner et lui ordonner de quitter le pays. Si l’on fait ainsi, il n’arrivera rien de fâcheux dans les deux mondes.
Quand le roi eut entendu ces paroles des brahmanes, il ordonna de proclamer partout à son de tambour : Holà ! si quelqu’un veut épouser une princesse à trois mamelles, le roi lui donnera cent mille souvarnas et lui fera quitter le pays. Après que cette proclamation fut faite, beaucoup de temps se passa, et personne n’épousait la princesse. Celle-ci, placée dans un endroit caché, atteignit l’âge de la jeunesse. Or dans cette ville même il y avait un aveugle, et un bossu nommé Mantharaka tenait le bâton qui servait à le conduire. Lorsqu’ils entendirent le son du tambour, ils se consultèrent l’un l’autre : Si nous touchons le tambour, et si par hasard nous obtenons la fille et l’or, avec l’or que nous aurons reçu le temps se passera heureusement ; mais si nous mourons par la faute de la fille, alors ce sera la fin du tourment que nous cause la pauvreté. Car on dit :
Modestie, affection, douceur de la voix, intelligence, éclat de la jeunesse, union avec une femme chérie, perfection du sacrifice, exemption de chagrin, plaisir, vertu, science, l’esprit du précepteur des dieux, pureté, méditation des règles de conduite, tout vient en partage aux vivants quand le pot appelé ventre est plein.
Après qu’ils se furent ainsi consultés, l’aveugle alla toucher le tambour, et dit : J’épouserai cette fille si le roi me la donne. Puis les gens du roi allèrent dire au roi : Majesté, un aveugle a touché le tambour ; dans cette affaire, c’est à Sa Majesté d’ordonner. — Hé ! dit le roi, Qu’un aveugle, ou un sourd, ou un lépreux, ou un homme de la plus basse classe, prenne cette fille avec les cent mille souvarnas, et qu’il s’en aille dans un autre pays.
Or dès que le roi eut ordonné, ses gens conduisirent l’aveugle au bord de la rivière, lui donnèrent les cent mille souvarnas et marièrent la fille aux trois mamelles avec lui. Ensuite ils la mirent dans une barque et dirent aux bateliers : Hé ! conduisez en pays étranger cet aveugle, avec sa femme et le bossu, et laissez-le en liberté dans quelque endroit. Après que cela fut fait, l’aveugle, sa femme et le bossu arrivèrent en pays étranger, achetèrent une maison dans un endroit, et passèrent tous trois le temps agréablement. L’aveugle ne faisait autre chose que de rester toujours au lit et de dormir ; le bossu s’occupait des affaires de la maison. Pendant que le temps s’écoulait ainsi, la femme aux trois mamelles s’éprit dû bossu, et dit : O bien-aimé ! si nous faisons mourir cet aveugle d’une façon quelconque, alors nous passerons tous deux le temps agréablement. Cherche donc quelque part du poison, afin que je le lui donne, et qu’après l’avoir fait mourir, je sois heureuse. Or un jour le bossu, en se promenant, trouva quelque part un serpent noir mort. Il le prit, alla à sa maison le cœur joyeux, et dit à la femme : Bien-aimée, j’ai trouvé ce serpent noir ; coupe-le en morceaux, accommode-le avec beaucoup de gingembre sec et autres épices, et donne-le à cet aveugle, en disant que c’est de la chair de poisson, afin qu’il périsse promptement, car il a toujours aimé la chair de poisson.
Après avoir ainsi parlé, Mantharaka se remit en route vers le marché. Quand le feu fut allumé, la femme coupa le serpent noir en morceaux, le mit dans un chaudron de lait de beurre et le plaça sur le foyer ; et comme elle-même avait à s’occuper des travaux de la maison, elle dit affectueusement à l’aveugle : Fils d’un vénérable, j’ai apporté aujourd’hui des poissons que tu aimes beaucoup, et je suis en train de les faire cuire. Pendant que je vais faire un autre travail domestique, prends la cuiller et remue-les. Lorsque l’aveugle entendit cela, il se leva vite, le cœur joyeux, et en se léchant les coins de la bouche, il prit la cuiller et se mit à remuer les poissons. Mais, pendant qu’il les remuait, la pellicule noire, humectée par la vapeur imprégnée de poison, tomba peu à peu de ses yeux. Trouvant que cette vapeur avait beaucoup de vertu, il en prit d’une façon toute particulière par les yeux. Puis quand il eut la vue claire et qu’il regarda, il n’y avait dans le lait de beurre que des morceaux de serpent noir. Alors il pensa : Ah ! qu’est-ce ? On m’a dit que c’était du poisson ; mais ce sont des morceaux de serpent noir. Il faut pourtant que je sache au juste si c’est l’œuvre de la femme aux trois mamelles, ou si celte tentative de me donner la mort est de Mantharaka, ou bien d’un autre. Réfléchissant ainsi et dissimulant, il fit sa besogne en aveugle comme auparavant. Cependant, Mantharaka revint et se mit sans crainte à caresser la femme aux trois mamelles, avec embrassements, baisers, et cetera. L’aveugle, qui voyait tout, n’apercevant aucune arme, s’avança vers eux aveuglé par la colère comme il était aveugle précédemment, saisit Mantharaka par les pieds, et, comme il était d’une grande force corporelle, le fit tournoyer au-dessus de sa tête et le lança à la poitrine de la femme aux trois mamelles. Or, par l’effet du coup que lui donna le corps du bossu, le troisième sein de cette femme rentra dans sa poitrine, et par cela même que son dos toucha le sein, le bossu devint droit. Voilà pourquoi je dis :
Un aveugle, un bossu et une fille de roi à trois mamelles furent tous trois guéris, contrairement à l’ordre naturel des choses, par la faveur du destin.
Hé ! reprit le magicien à l’or, ce que tu dis est vrai. Avec la faveur du destin, le bonheur arrive toujours. Mais cependant, l’homme doit suivre le conseil des gens de bien. Celui qui se conduit d’une façon contraire se perd comme toi. Et ainsi :
Ceux qui ne sont pas unis se perdent comme les oiseaux Bhârandas , qui avaient un seul ventre, deux gosiers distincts, et mangeaient des fruits l’un pour l’autre.
Comment cela ? dit le brahmane à la roue. Le magicien à l’or dit :
*Démon dans lamythologie indienne.
“Le Brâhmane et le Rackchasa”
- Panchatantra 72