Pañchatantra ou fables de Bidpai
4e. Livre – VI. — Le Brahmane, sa Femme et l’Infirme
Il y avait dans un endroit un brahmane. Il avait une femme qui lui était plus chère que la vie. Cette femme ne cessait de se quereller tous les jours avec la famille de son mari. Le brahmane, qui ne pouvait supporter une querelle, quitta sa famille par tendresse pour sa femme, et alla avec la brâhmanî dans un autre pays éloigné. Au milieu d’une grande forêt, la brâhmanî lui dit : Fils d’un vénérable, la soif me tourmente ; cherche donc de l’eau quelque part. Dès qu’elle eut dit ces mots, il alla chercher de l’eau, et quand il revint il la vit morte. Pendant que, par excessive affection, il s’affligeait et se lamentait, il entendit une voix dans l’air : Eh bien, brahmane, si tu donnes la moitié de ta vie, ta brâhmanî vivra. Après avoir entendu cela, le brahmane se purifia et donna avec trois mots la moitié de sa vie ; et au moment où il prononçait ces mots, la brâhmanî redevint vivante. Alors ils burent de l’eau, mangèrent des fruits de la forêt, et se mirent en marche. Puis, en poursuivant leur route, ils arrivèrent à l’entrée d’une ville, dans un jardin de fleurs, et le brahmane dit à sa femme : Ma chère, tu resteras ici jusqu’à ce que je revienne avec de quoi manger. Après qu’il eut dit cela, il partit. Or dans ce jardin de fleurs un infirme tournait la roue d’un puits, et chantait une chanson avec une voix divine. Quand la brâhmanî entendit ce chant, elle fut frappée par le dieu aux flèches de fleurs ; elle s’approcha de l’infirme, et lui dit : Mon cher, si tu ne m’aimes pas, tu seras coupable envers moi du meurtre d’une femme. L’infirme répondit : Que feras-tu de moi, dévoré par la maladie ? — A quoi bon ces paroles ? dit-elle. Il faut nécessairement que j’aie commerce avec toi. Lorsqu’il eut entendu cela, il fit ainsi. Aussitôt après avoir fait l’amour, elle dit : A partir de maintenant je me suis donnée à toi pour la vie ; sachant cela, viens aussi avec nous. — Soit, dit-il. Puis le brahmane revint avec de la nourriture et se mit à manger avec sa femme. Cet infirme a faim, dit-elle ; donne-lui donc aussi une petite bouchée. Après que cela fut fait, la brâhmani dit : Brahmane, quand tu vas sans compagnon dans un autre village, alors moi non plus je n’ai pas de compagnon pour converser. Prenons donc cet infirme et allons-nous-en. — Je n’ai pas, répondit le brahmane, la force de me porter moi-même, ni à plus forte raison cet infirme. — Je le porterai dans ma corbeille, dit-elle. Or le brahmane, trompé par ces feintes paroles, y consentit. Après que cela fut fait, un jour que le brahmane se reposait auprès d’un puits, sa femme, attachée à l’homme infirme, le poussa et le fit tomber dans le puits. Elle prit l’infirme et entra dans une ville. Là, les gens du roi qui couraient de tous côtés pour empêcher la fraude des droits de péage virent la corbeille qu’elle avait sur sa tête. Ils la lui arrachèrent de force et la portèrent devant le roi. Lorsque le roi l’ouvrit, il vit l’infirme. Puis la brâhmanî arriva là derrière les gens du roi, en se lamentant. Le roi lui demanda ce que cela signifiait. C’est, dit-elle, mon mari, affligé de maladie et persécuté par ses nombreux héritiers ; le cœur tourmenté d’affection, je l’ai mis sur ma tête et l’ai apporté près de vous. Quand le roi eut entendu cela, il dit : Brâhmani, tu es ma sœur. Prends deux villages, jouis des plaisirs avec ton mari, et vis heureuse.
Mais le brahmane, par l’effet de la volonté du destin, fut retiré du puits par un brave homme, et, courant de côté et d’autre, il vint dans cette même ville. Sa méchante femme l’aperçut et le dénonça au roi : Roi, voici un ennemi de mon mari, qui est venu. Le roi ordonna de le mettre à mort. Majesté, dit le brahmane, elle a reçu quelque chose qui m’appartient. Si vous aimez la justice, faites-le-moi rendre. — Ma chère, dit le roi, rends tout ce que tu as reçu et qui lui appartient. — Majesté, répondit-elle, je n’ai rien reçu. Le brahmane dit : Rends la moitié de ma vie que je t’ai donnée avec trois mots. Alors, par crainte du roi, elle dit : Je rends la vie qui m’a été donnée avec trois mots ; et à l’instant même elle mourut. Ensuite le roi dit avec étonnement : Qu’est-ce ? Le brahmane lui raconta toute l’histoire précédente.
Voilà pourquoi je dis :
Celle pour qui j’ai quitté ma famille et sacrifié la moitié de ma vie m’abandonne, l’insensible : quel homme pourrait se fier aux femmes?
Le singe ajouta : C’est avec raison aussi que l’on raconte cette histoire :
Que ne donnerait pas, que ne ferait pas un homme sollicité par les femmes ? Là où ceux qui ne sont pas des chevaux hennissent, on se rase la tète sans que ce soit le jour.
Comment cela ? dit le crocodile. Le singe raconta :
“Le Brahmane, sa Femme et l’Infirme”
- Panchatantra 52