Victor Delerue
Magistrat et fabuliste XVIIIº – Le Chardon et le Réséda
A mes jeunes neveux et nièces
Je ne vous dirai point que ma fable est nouvelle.
Moi-même, enfants, je n’en suis pas bien sûr.
Le hasard…, ou plutôt la sagesse éternelle,
Car le hasard, enfants, est un mot bien obscur
Qui veut nous cacher Dieu lorsque tout le révèle.
La terre en ses produits, les Cieux en leur azur :
Dieu donc avait fait naître aux abords d’un vieux mur
De chardons une touffe, et presqu’à côté d’elle,
À peu de distance en-decà
Quelques plantes de réséda.
Le Chardon, certain jour, leur dit : Pauvres voisines !
Sur ma foi, j’ai pour vous cette tendre amitié
Que font naître les orphelines,
Et votre sort me fait pitié.
Jusqu’au fond du cœur il me touche,
Quoi ! le premier manant qui passe en ce chemin
Ose porter sur vous une coupable main,
Il vous cueille, en trophée il vous porte à la bouche ;
S’il m’en faisait autant, morbleu !
Il verrait avec moi beau jeu !
Son sang me paierait cet outrage
Et sur lui déployant ma rage
Je… » — « Grâce au ciel, nous n’avons pas
Au cœur ces sentiments de haine ;
Ce doit être à porter une bien lourde chaîne,
Répondirent les Résédas ;
Verser du sang, mon Dieu ! pour une telle offense,
Ce serait un crime, une horreur ;
Un pardon généreux est si léger au cœur,
Si lourd est le remords qui suit une vengeance ! »
En ce moment le vieux mur s’écroula
Sous les coups répétés de la lourde pioche ;
Tout périssait, Chardon et Réséda,
Quand du mur le maître s’approche :
« Portez, dit-il, en mon jardin,
Ces plantes aux senteurs si douces, si légères,
Et laissez là, sur le bord du chemin,
Périr l’affreux Chardon aux instincts sanguinaires. »
Vous voulez la morale, enfants, c’est votre droit,
Vous allez la toucher du doigt :
« Il est aux demeures célestes
Un Dieu qui juge les enfants ;
Il admet près de lui ceux aux vertus modestes
Et pour toujours, hélas ! en chasse les méchants. »
Envoi
Chaque saison de sa corbeille
Verse en nos mains le savoureux trésor :
Le printemps à la fraise et l’été groseille,
L’automne a ses raisins. l’hiver ses pommes d’or.
Puisse la fable, enfants, qu’ici je vous adresse,
Présent de ma froide raison,
Et plus encor de ma tendresse
Être toujours pour vous un fruit de la saison,
Et jusqu’au déclin de la vie
Rappelez-vous le maître du jardin,
Le réséda, son sort digne d’envie,
Le dur chardon et son triste destin.
Le Chardon et le Réséda, Victor Delerue – 1793-1871