Parmi les animaux l’éléphant est un sage.
Il sçait philosopher, penser profondément.
En doute-t-on ? Voici le témoignage
De son profond raisonnement.
Jadis certain marchand d’yvoire,
Pour amasser de ces os précieux
S’en alloit avant la nuit noire
Se mettre à l’affut dans les lieux
Où les éléphans venoient boire.
Là, d’un arbre élevé notre chasseur lançoit
Sans relâche fléche sur flèche :
Quelqu’une entre autres faisoit brèche,
Et quelque éléphant trépassoit.
Quand le jour éloignoit la troupe éléphantine,
L’homme héritoit des dents du mort.
C’est sur ce gain que rouloit sa cuisine ;
Et chaque soir il tentoit même sort.
Une fois donc qu’il attendoit sa proye,
Grand nombre d’éléphans de loin se firent voir.
Cet objet fut d’abord sa joye ;
Bien-tôt ce fut son désespoir.
Avec une clameur tonnante
Tout ce peuple colosse accourut à l’archer,
Environne son arbre, où saisi d’épouvante
Il maudit mille fois ce qu’il venoit chercher.
Le chef des élephans, d’un seul coup de sa trompe,
Met l’arbre et le chasseur à bas ;
Prend l’homme sur son dos, le mène en grande pompe
Sur une ample colline où l’yvoire est à tas.
Tien, lui dit-il, c’est notre cimetière ;
Voilà des dents pour toi, pour tes voisins :
Romps ta machine meurtrière,
Et va remplir tes magazins.
Tu ne cherchois qu’à nous détruire ;
Au lieu de te détruire aussi,
Nous t’ôtons seulement l’intérêt de nous nuire.
Le sage doit tâcher de se vanger ainsi.
- Antoine Houdar (ou Houdart) de la Motte- 1672 – 1731, Le Chasseur et les Eléphants.