Rouget de Lisle
Poète et fabuliste XVIIIº – Le conseil d’état du roi lion
…Jamais il ne devait trouver place, ni dans les rangs de l’armée ni dans ceux de l’administration civile, tant que durerait le consulat de Bonaparte. Il alla grossir de nouveau la petite armée de mécontents que recrutaient madame de Staël, MM. Daunou, Sieyès et Benjamin Constant. Ces adversaires illustres de la politique du premier consul le connaissaient de longue date. Ils avaient même accueilli trois mois auparavant avec les plus grands éloges une petite fable de Rouget de l’Isle intitulée le Conseil d’État du roi Lion. Nous la transcrivons ici…
L’auteur de cette fable critique avec assez d’esprit la grande élimination de soixante membres du corps législatif et de vingt membres du tribunat, tous opposants, dont le premier consul se débarrassa au commencement de cette année 1802¹.
Fable imitée du russe de Klennitzer, d’après l’anglais de M. Bowring.
Las des innombrables sottises
Qui, chez lui comme ailleurs, de son conseil d’État
Chaque jour débordaient, sans délais ni remises
Sire Lion voulut agir en potentat
Un beau matin, dans l’auguste sénat,
Jeunes barbes et barbes grises,
Tous furent à la fois exclus et remplacés.
Deux espèces de gens sur leurs bancs arrivèrent ;
Des éléphants d’abord, gens instruits et sensés ;
Puis de jeunes baudets au-dessous d’eux siégèrent.
Ce dernier choix devint la nouvelle du jour ;
Dieu sait comme on en rit à la ville, à la cour ;
Le roi le sut, rit à son tour,
Et ne se fâcha point « De ma haute prudence,
« Voici, dit-il, un trait qui peut m’enorgueillir.
« Tous ces pauvres ânons de si piètre espérance.
« Grâce aux rapports heureux que je viens d’établir,
« Vous verrez comme vont s’accroître, s’assouplir,
« Et leurs instincts bornés et leurs grossiers organes ! »
Beau calcul, que l’effet se plut à démentir :
Les Ânes on ne vît éléphants devenir,
Mais bien les éléphants des ânes.
Or, c’est ce qui toujours arrive en pareil cas,
Nature ainsi le veut, impérieuse :
La sottise est contagieuse ;
Mais l’esprit ne se gagne pas.
Rouget de l’Isle
¹Félix Deriège – Revue de Paris – Demengeot et Goodman, Librairies-Editeurs, 1848.