Que de sages leçons nous offre la nature !
A Paris, en province, au village, au désert,
Elle tient dans ses mains un gros volume ouvert.
Heureux l’homme qui fait lire cette écriture.
Un père bien prudent devroit à ses enfans
Montrer cet alphabet lorsqu’ils sont en bas âge.
Quand ils seroient devenus grands
Ils en feroient un bon usage.
Avec notre voisin Canchois,
Son jeune fils Antoine et Fanchette sa fille.
Je m’en allai le jour des Roi
Dîner auprès de la Bastille.
C’est un dîner que tous les ans
Donne le vieux Cauchois à toute sa famille
On y compte au moins vingt enfans,
Quand on peut les compter ;car tout cela fourmille,
Se démène,trotte et sautille
A dérouter cent fois les gens.
Il s’expriment des dents!
Cest plaisir que de les voir faire.
En les regardant , le grand-père
D’aise frotte ses mains. Avec ses descendans
On diroit qu’il se régénère.
Il sait l’âge et le nom de tous,
Tour à tour il les prend, les flatte, les caresse.
Les plus jeunes sur ses genoux
Sautent pour le baiser; sur son sein il les presse.
De leurs aînés quand le tour vient,
Avec plus de respect marquent leur tendresse,
Et prennent le ton qui convient.
Dans ses bras quand il tient Fanchette,
( Celle avec qui je suis venu),
Comme elle est déjà grandelette,
Long-tems il l’interroge, et d’un air ingénu
Elle répond. Alors le papa de sourire.
Leur conversation , se prolongeant, attire,
Et l’attention , et les yeux
De tous les convives joyeux.
Le bonhomme, voyant ce désir curieux,
Dit à l’enfant : ” va-t-en te remettre à ta place. —
” Ah, papa, permettez qu’encor je vous embrasse.—
” Embrasse, puisque tu le veux ;
” Va, je ne demande pas mieux.
” Pour oüir cette enfant mettez-vous tous à table ;
” Écoutez en silence un recit agréable
” Qu’elle vient de me faire : il doit intéresser.
” Allons, ma fille, allons, il faut recommencer “.
Fanchette est dans cet âge où l’on parle sans honte ;
Elle débute ainsi, sans se faire presser :
” Quand nous passion…—Attends, Jacquot va se blesser:
” Ote-lui sa fourchette. A présent conte, conte. —
” Quand nous passions sous l’arcade Saint-Jean,
” J’alloîs devant
” Avec mon frère;
” Avec Monsieur (en me montrant )
” Un jeune garçon déjà grand
” Sortoit de la dernière messe,
” Ou bien peut-être de confesse,
” Car aujourd’hui c’est un bon jour.
” Il nous a regardés, moi j’ai baissé la vue;
” Mais je me suis bien apperçue
” Qu’il est aussi gentil que le voisin la Tout.
” Je l’ai suivi des yeux tout le long de la rue
” Jusqu’au près de Saint Paul.Ses escarpins cirés,
” Et ses bas blancs sont bien tirés,
” Lui donnoient de la point.Il marchoit sur le pouce,
” Et choisissoit les beaux pavés.
” Mais bon, en moins de deux avés
” Voilà-t-il pas qu’il s’éclabousse :
” Et puis un gros lourdeaut le pousse ,
” Lui fait faire un faux pas
” Qui gâte ses beaux bas.
” Antoine , tu riois, moi je ne riois pas.
” Le jeune homme pestoit tout bas,
” Je le voyois bien à sa mine.
” Et puis le voilà qui chemine
” Sans aucune précaution,
” Faisant le pied tout plat, appuyant du talon,
” Faisant sauter la crotte
” Sur ses bas, ses souliers, jusques sur sa culotte.
” Il en donnoit même aux passans
” Qui n’en paroissoient pas contens :
” Mais ils se fâchoient moins qu’une vieille dévote
” Donc il a taché la capotte.
” Oh dame, elle a mâché des mots ,
” Des oremus et des propos
” Qui ne sont pas dans son gros livre.
” Mon papa, voilà tout. —
” Oui, tout ce que tu sais, mais tu n’avois qu’à” suivre
” Ce jeune garçon jusqu’au bout,
” Tu l’aurois vu passer…… Paix donc, faites Silence,
Et m’écoutez, mes chers enfans.
” Vous avez par votre naissance
” Tous une paire de bas blancs !
” Las ! il est en votre puissance
” De la garder propre en tout tems,
” Mais si par malheur il arrive
” Que vous veniez à la salir,
” Pauvres enfans, pour les blanchir
” Il n’est point de lessive.
” Vos bas blancs, c’est l’honneur
” Que vous tenez de votre pere ;
” Gardez-vous que jamais une tache légère
“Altère sa candeur ;
” Autrement vous feriez tout comme
” Le mal-adroit jeune homme
” Dont vous a parlé votre sœur.
“Le Dîner de Famille”