Gustave Bourassa , 1860 – 1904 ( 1ère. partie)
I
Le genre même de la fable, traité par un homme de son caractère et de son esprit, devait lui assurer un très spécial succès.
De tous les genres littéraires il n’en est pas qui plaise à un plus grand nombre d’esprits. La Fontaine n’a-t-il pas dit lui-même, dans la première préface de ses fables : ” Ce qu’elles nous représentent, confirme les personnes d’âge avancé dans les connaissances que l’usage leur a données et apprend aux enfants ce qu’il faut qu’ils sachent.”
M. Nisard, dans son Histoire de la littérature française, a très heureusement développé cette pensée, en ce qui touche aux enfants. ” Dans l’enfance, dit-il, ce n’est pas la morale de la fable qui frappe ni le rapport du précepte à l’exemple ; mais on s’y intéresse aux propriétés des animaux et à la diversité de leur caractère. Les enfants y reconnaissent les mœurs du chien qu’ils caressent, du chat dont ils abusent, de la souris dont ils ont peur ; toute la basse-cour où ils se plaisent mieux qu’à l’école. Ils y trouvent ce que leur mère leur a dit des bêtes féroces : le loup dont on menace les méchants enfants, le renard qui rôde autour du poulailler, le lion dont on leur a vanté les mœurs clémentes. Ils s’amusent singulièrement des petits drames dans lesquels figurent ces personnages ; ils y prennent parti pour le faible contre le fort, pour le modeste contre le superbe. Ils en tirent ainsi une première idée de la justice. Les plus avisés, ceux devant lesquels on ne dit rien impunément, vont plus loin : ils savent saisir une première ressemblance entre les caractères des hommes et ceux des animaux. J’en sais qui ont cru voir telle de ces fables se jouer dans la maison paternelle. L’esprit de comparaison se forme insensiblement dans leurs tendres intelligences. Ils apprennent du fabuliste à reconnaître leurs impressions, à se représenter leurs souvenirs. En voyant peint si au vif ce qu’ils ont senti, ils s’exercent à sentir vivement ; ils regardent mieux et avec plus d’intérêt. (1)
On pourrait donner une seconde raison de l’intérêt que l’enfant trouve dans les fables. Il est charmé de voir attribuer une voix, une intelligence, des gestes, des paroles humaines à ces bêtes qui l’intéressent déjà telles qu’elles sont, qu’il aime et dont il se sent plus près que nous par la simplicité, la naïveté et la spontanéité de son âge. Cette absence de vie intellectuelle et morale, chez ses compagnons et ses amis, le chien, le chat, le cheval, l’agneau, le lapin, toute la domesticité animale qui l’entoure et qu’il associe à ses jeux, cette lacune lui est sensible ; il souffre de ne pas recevoir de réponse aux paroles qu’il leur adresse, aux questions qu’il leur pose, de retour, parfois, aux caresses qu’il leur donne ; ils fuient souvent, quand il les approche ou les appelle, et sans lui dire pourquoi ; leurs allures capricieuses et muettes le déconcertent, quand il veut les plier à ses volontés et à ses caprices, et il perd ses semonces à vouloir les corriger, les transformer.
Le fabuliste opère pour lui cette transformation et lui donne la revanche de ses déceptions; il lui montre des animaux selon son désir, pensant, réfléchissant, aimant et voulant comme lui, avec des qualités et des -défauts semblables aux siens, plus développés même que les siens, qui sont encore en germe et qu’il ne saurait analyser, dans le demi-jour de sa conscience et les défaillances de sa raison à peine éveillée.
Les personnages qui se meuvent dans les fables sont des hommes faits, dérobant leur visage sous le poil ou le plumage de maint animal familier à l’enfant et associant le jeu intéressant des sentiments et des passions humaines à l’exacte description de la physionomie et des mœurs des bêtes : fusion ingénieuse qui séduit l’enfant et le charme, en lui montrant, au-dessous et tout près de nous, dans le règne animal et même dans quelques coins du règne végétal, un monde et une société calqués sur les nôtres.
Est-ce par suite de ce même amour de la fiction et du merveilleux, toujours vivace au fond de notre âme, malgré la maturité qu’elle emprunte à l’âge et à l’expérience des réalités, que nous trouvons encore plaisir aux fables, dans l’âge mûr et jusque dans la vieillesse ?
Ce sentiment y est certainement pour quelque chose, car toujours la chimère et la fantaisie nous plaisent. Nous aimons à nous échapper par quelque ouverture, si petite soit-elle, du cercle étroit où les réalités arides ou douloureuses de l’existence nous enserrent et nous étreignent; la fable est une de ces portes, quoique la plus modeste, et il nous plaît d’en user. Mais nous trouvons aussi dans cette lecture un plaisir plus sérieux et plus réfléchi : celui de vérifier et de goûter la justesse d’une peinture fidèle des défauts, des ridicules et des travers que nous contemplons autour de nous et même en nous ; la vérité d’une maxime de bon sens ou d’expérience, que nous ne saurions aussi bien formuler ; tout un petit code savant de philosophie morale sur l’homme, la société, le devoir ; ou plutôt un petit traité de morale en action, plus agréable qu’un recueil de préceptes et d’une lecture plus aisée qu’un sermon ou un éloge abstrait de la vertu, et nous atteignant d’autant mieux qu’il n’affecte pas l’allure de la leçon ou de la réprimande.
Voilà le mérite essentiel de la fable, le secret de son succès comme genre littéraire, de son aptitude à satisfaire les esprits les plus divers. C’est à ce point de vue que M. Nisard a pu dire avec beaucoup de justesse : ” Si un certain degré de culture est nécessaire pour en goûter toutes les beautés, il suffit d’avoir l’esprit sain, pour s’y plaire.”
Mais on s’y plaira d’autant plus que les beautés seront plus nombreuses, que le fabuliste y aura mis plus de talent et qu’il aura trouvé dans son génie, sa culture, sa manière personnelle, une plus grande puissance d’adaptation à un genre auquel peu de grands écrivains se sont appliqués, et où La Fontaine seul a rencontré la supériorité.
Sans prétendre faire une étude complète de son talent et de son œuvre, ni même présenter une vue d’ensemble de ses fables, je voudrais, en ces quelques pages, indiquer les principaux éléments de cette supériorité. Ce sera, par le fait, procurer à nombre de mes lecteurs le plaisir de réveiller dans leur mémoire, peut-être infidèle, quelques-uns des récits, des personnages et des tableaux qui ont le plus vivement intéressé leur jeune âge.
- Gustave Bourassa , 1860 – 1904 ( Iere. partie)